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FANTÔME DANS LA Wii

Une semaine de bonne grosse bulle. Par désœuvrement plus que par fainéantise. Car la situation entre deux eaux de ma mère me fige littéralement. Je ne sais pas quoi espérer, quoi ressentir et bien évidemment, je ne sais pas quoi faire. On nous a dit qu’elle pouvait partir à tout moment mais l’espoir d’une petite rémission n’est pas exclu pour autant. Elle peut aller mieux puis rechuter. Elle peut aussi s’éteindre à petit feu. Et il n’y a plus rien que l’on puisse faire.

Juste attendre. Mais attendre quoi, au juste ?

Vendredi 3 juillet 2020 – DECONFINEMENT J+54

Je tourne en rond. Comme je ne travaille pas, je ne peux même pas me changer les idées. Je suis confinée avec moi-même 24/24 dans une tour d’ivoire sans portes ni fenêtres et sans plus aucune envie de communiquer avec l’extérieur. Je ne pleure pas, je ne ris pas, je ne pense pas et je me réveille chaque matin plus vide que la veille.

Et lorsque mon semblant de planning journalier touche à sa fin, je me roule en boule sur la banquette et je m’abrutis de séries. Les plus anciennes, les plus longues, les plus débiles, n’importe quoi, pourvu que je puisse me projeter dans un ailleurs, dans une autre famille, dans d’autres intrigues et dans d’autres tourments que les miens.

Je suis un zombie. Et cette fois, ça n’a rien à voir avec la fibromyalgie. Je ne vais même pas trop mal physiquement, ce qui est très paradoxal. L’ibuprofène que j’ai forcé ma doctoresse à me prescrire, doit aider beaucoup. Oh je ne saute pas comme un cabri mais je parviens à suivre mon nouveau programme de gym sans trop de difficultés.

J’ai même repris la Wii. J’ai essayé, du moins. Car je ne sais pas si c’est parce qu’elle boude du fait que je l’ai délaissée pendant quelques semaines et qu’elle me met des taquets en représailles ou si c’est parce qu’il y a… un fantôme dans ses circuits.

Des ombres passent furtivement en bas de l’écran et des éléments de décor que je n’avais jamais vus auparavant apparaissent puis disparaissent dès que l’on change de niveau, comme un très étrange château médiéval le long du parcours de golf et des tentures baroques en fond de scène où je fais mon step. Et mon personal trainer, qui a toujours été d’une courtoisie impeccable même si un peu mièvre, se permet maintenant des réflexions très désobligeantes.

Bref, bizarre tout ça. Et ce ne sont pas les piles ! Donc, si c’est bien un fantôme, c’est un fantôme tricheur, en plus : mes performances sont systématiquement rabaissées, mon temps chrono est diminué et les scores sont arrangés en ma défaveur, même lorsque ma victoire est flagrante. J’ai donc ajouté une nouvelle activité à mon programme quotidien : je vitupère.

Faudrait peut-être que je fasse un mail de réclamation à Nintendo ?…

 

J’ai fait un rêve il y a quelques nuits, de ceux très vivaces qui restent collés aux basques toute la journée. Aujourd’hui encore, j’en perçois les réminiscences, même si je ne suis toujours pas parvenue à en comprendre la signification.

Dans ce rêve, j’avais rapatrié Maman à la maison et elle se plaignait que sa chambre avait changé. Je lui disais qu’avant, c’était tout noir et poussiéreux, que ça sentait la mort et que désormais la lumière devait entrer. J’ai alors ouvert les lourds rideaux de velours sombre et le soleil a envahi la chambre aux murs retapissés de fleurs roses…

Ensuite, j’ai rêvé de Walter. Je n’ai pas de souvenirs précis à part le fait qu’à un moment donné, il m’a pris le visage dans ses mains et m’a regardée droit dans les yeux en tentant de me convaincre de quelque chose. Je me souviens que j’étais sur la défensive puis que je me suis laissée aller, finalement, à lui faire confiance.

Enfin, dans ce rêve à tiroirs, je me suis vue faire mes bagages, une carte géante des Etats-Unis déployée sur mon lit. J’avais un crayon et je devais dessiner mon itinéraire. Je me souviens m’être dite que Maman étant partie, j’avais besoin d’un long road-trip pour faire le point sur ma vie.

Etrange, ce rêve, car il veut dire tout et rien à la fois. Pertinent mais indéchiffrable. Criard et mystérieux à la fois.

19.30. Ça fait trois soirs d’affilée que le bruit de la terrasse du restaurant en bas me casse les oreilles. J’imagine, vu l’époque, que ce sont des pots de collègues qui fêtent l’arrivée des vacances. Mais est-ce une raison pour beugler et cacarder de la sorte ?! Une vraie basse-cour ! Vraiment, ce n’est pas l’envie qui me manque de leur balancer un seau d’eau mais je me souviens qu’un soir, un voisin du dessus, excédé lui aussi, l’avait fait et que cela n’avait fait qu’ajouter de copieuses injures à leurs braiements.

Alors oui, c’est chouette, les restaurants et les bars font le plein, sur Paris en tout cas. Ils vont peut-être réussir à sauver leur année, tant mieux pour eux et tant pis pour ma tranquillité. Et cette reprise s’est confirmée ce matin quand Kevin m’a appelée pour me dire qu’il avait enfin retrouvé du boulot.

Je suis foncièrement contente pour lui. Bon, ce n’est pas forcément le job de ces rêves, mais d’après ce qu’il m’en dit, cela a tout l’air d’être un sacré bon plan quand même : 3.000 euros nets, horaires continus 9.00-18.00 et repos samedi dimanche ! Même pour faire de la bouffe de brasserie, cela ne se refuse pas. Ça lui permettra d’attendre confortablement un poste plus à la hauteur de son talent.

Bref, il a souhaité revoir Maman une dernière fois, au cas où, alors on s’est organisé une visite pour demain après-midi. Faut pas qu’il s’attende à la trouver en méga-forme. Surtout qu’elle est encore tombée ce matin car elle ne tient plus debout. Elle s’entête à penser qu’il n’y a personne pour l’aider, malgré l’énorme bouton rouge d’appel à côté de son lit, du coup elle veut faire toute seule et se vautre car elle n’a plus de forces. C’est la troisième fois depuis qu’elle est là. Cela ne m’étonnerait pas qu’elle le fasse exprès car elle m’a dit dernièrement « Si seulement je pouvais caner vite fait ! »…

Elle vise la tête à chaque fois mais cette dernière doit être particulièrement dure car les scanners ne montrent aucun traumatisme. Mais ce matin, elle s’est ouvert la jambe quand même. Du coup, j’ai eu droit au courroux de son frère qui ne comprend pas pourquoi je n’exige pas les séances de rééducation avec un kiné comme c’était prévu au début.

On rééduque ce qui a un espoir de fonctionner à nouveau un jour. Dans le cas de Maman, c’est inutile car ses muscles sont atrophiés à cause de l’anémie due aux cellules cancéreuses qui gagnent du terrain chaque jour un peu plus. Je pense qu’il faut se faire une raison : elle ne marchera plus.

Je sais que c’est dur pour mon oncle, il aimerait tant pouvoir faire quelque chose. Il vient la voir souvent, il lui apporte du jus de grenade car c’est bon, paraît-il, pour le sang, il a même tenté une fois de la faire sortir de sa chambre sur son fauteuil à roulettes, mais bien évidemment ils se sont fait choper par l’infirmière en chef… Telle sœur tel frère…

De la voir décliner ainsi et d’être parfaitement impuissant, c’est insupportable pour lui. Je pense qu’il est encore dans le déni et qu’il refuse de perdre espoir. D’où sa colère. Je ne peux malheureusement rien faire d’autre que de l’envoyer gentiment sur les roses en l’invitant à parler avec la médecin qui s’occupe de Maman.

J’ai fait ce que j’ai pu, je fais ce que je peux. Même si je comprends que l’on trouve que ce ne soit pas assez.

MC COFFIN & DJ GRAVESTONE

– Je suis contente d’entendre ta voix ! Qu’est-ce que tu me racontes, ma cocotte ? Moi, je ne fais rien, je suis trop faible et feignasse de nature. Je croyais que j’allais à l’EHPAD ?

– Dès que tu iras mieux, promis, M’man.

Difficile de lui dire autre chose. Et certainement pas qu’hier, Toto et moi sommes allés préparer ses obsèques.

Dimanche 28 juin 2020 – DECONFINEMENT J+49

Les pompes funèbres. Les professionnels du marchage sur des œufs et du ton monocorde. J’imagine que ce sont des prérequis. Pas un mot plus haut que l’autre, des phrases toutes faites, le sourire vaguement affable et le regard à la Droopy.

Rien que le décor, on a l’impression d’entrer dans un cercueil géant. Et malgré les 25 degrés ambiants, l’atmosphère est froide comme le marbre de leurs stèles d’exposition.

Bon, en même temps, on ne s’attend pas à ce que ce soit rock n’ roll. Dommage, j’aurais bien aimé qu’on m’aide à dédramatiser. Dans bien d’autres cultures, la mort est plus joyeuse, ce qui n’enlève en rien sa solennité.

Et dans ce petit bureau triste et suranné, un écran de plexiglas posé sur deux piles de ramettes de papier entre Madame D. et nous, on a déroulé pendant une heure et demie la litanie des modalités des obsèques de Maman. Quel cercueil, quel type de poignées, la couleur du capitonnage, la longueur de la gerbe florale, la forme de l’urne funéraire…

Comme tout était moche et que foncièrement je n’en avais rien à carrer, trop occupée que j’étais à me mordre les lèvres pour ne pas fondre en larmes, j’ai laissé mon frère choisir. Il y a juste pour le choix du cercueil que j’ai donné mon avis : comme tout va à la crémation, le cercueil en chêne laqué à 6.000 balles et le coussin bleu ciel à pompons à 300 balles, bah non merci.

J’ai buggé aussi lorsque Madame D. nous a demandé si l’on souhaitait prévoir un temps de parole avant la crémation : impossible de me rappeler si on l’avait fait pour mon père et impossible de savoir si on veut le faire pour Maman.

– C’est normal d’avoir des blancs. Avec toutes ces émotions, on perd facilement les pédales. Mais peut-être puis-je vous aider ?

Elle a alors sorti un bouquin d’un tiroir dans un geste obséquieux… Hola, range ton missel de poèmes moisis, si jamais je veux dire quelque chose, crois-moi, ce ne sera pas une citation de Victor Hugo !

Bref, elle a continué avec les fringues de Maman, le salon funéraire, la publication dans la presse locale, les faireparts et les remerciements, le choix du maître de cérémonie et là, j’ai tiqué. Quoi ?!? MC Coffin et DJ Gravestone ?!! Pourquoi pas une boule à facettes, aussi ?!!

J’ai trouvé cela d’une absurdité sans nom. C’est le même business que celui du mariage. Les invités, la robe, la cérémonie religieuse et/ou civile, la publication des bans… Je me suis même attendue à ce qu’elle nous propose de choisir la pièce montée et la destination du voyage de noces !

J’ai fini par en rire nerveusement jusqu’à ce qu’elle nous donne à signer le devis et là, j’ai arrêté de rire. On a voulu grosso modo les mêmes prestations’ que celles pour mon père, on s’attendait à une légère inflation mais pas à ce point : 2.400 euros en plus !!!

Il y a effectivement certains secteurs économiques qui ne connaissent pas la crise. Bah vous pourriez en profiter pour relooker vos boutiques qui vendent la mort avant même d’en signer le contrat. Je sais pas, moi, un peu plus funky. A ce prix-là, on pourrait même avoir Elvis en MC.

 

J’ai passé la soirée chez Toto. On a discuté de ce qu’on allait faire des affaires de Maman stockées dans son garage. Je n’ai plus de place chez moi ni les fonds pour reprendre un garde-meubles mais on n’a pas le cœur de tout bazarder. Alors, Toto fera construire une deuxième cabane de jardin. Ce sera un peu notre mausolée à nous. Et un abri à vélos.

Sur la route du retour, j’ai mis la musique à fond, chanté à m’en faire éclater les cordes vocales et fait des solos de batterie comme une folle. Ouais, ouais, je sais, tout en conduisant à fond les ballons. Mais j’avais besoin de me défouler, de hurler, de m’assourdir. Et ma voiture est le seul endroit où je peux épargner les voisins.

Bref, ça m’a fait un bien immense. C’est ça que je devrais faire en ce moment, rouler sans but la musique à fond. Pas très écolo, je l’admets, mais je rêve d’un road-trip sans fin accompagnée de Korn et de Rammstein

Je rêve aussi de funérailles vikings et de ZZ Top en druides. Pour moi, hein, pas pour Maman. Même si je doute qu’un quelconque croquemort me signe ce genre de devis. Mais bon, va falloir que j’y pense sérieusement car comme je n’ai plus personne, ce sera à Toto d’organiser mes obsèques.

Et vu que j’ai failli m’emplafonner sur l’autoroute, cela pourrait arriver plus vite que prévu.

Alors, il ne faudra pas oublier de faire un procès à l’état qui impose aux cigarettiers français de produire du tabac qui s’effrite et des tubes qui partent en lambeaux dès la première taffe. Tout ça pour qu’on achète des paquets de clopes à 10 balles. Quels vicelards hypocrites, quand même !

Bref, ma clope est partie en queue de sucette et une boulette de tabac incandescent est tombée sur mon siège. Je me suis alors tortillée dans tous les sens pour éteindre le début d’incendie tout en essayant de garder le contrôle de ma voiture à 130 à l’heure sur l’autoroute. Au final, plus de peur que de mal et un trou dans mon siège.

A la maison, je fume la tête dans le cendrier pour éviter d’en mettre partout. Pff il faudrait que je fasse un go-fast en Belgique pour ramener du tabac digne de ce nom… OK, dès que je retrouve un semblant de vie normale financièrement parlant, parce que c’est un go-fast à 500 euros entre l’essence, le péage et le tabac que j’achète par seaux.

Je pourrais commander sur internet mais il faut savoir que les douanes confisquent d’emblée et qu’on peut toujours se brosser pour se faire rembourser ! C’est l’hypocrisie suprême de l’état français, une main devant et une main derrière, limite une arnaque en bande organisée.

Bref, comme si cela allait me faire arrêter de fumer.

EQUINOXE

 

Premier coup de semonce de la canicule. J’arrive cependant à garder un semblant de fraîcheur dans l’appartement et j’ai encore mes chaussettes, donc ça va. Je déteste avoir froid aux pieds.

Ils annoncent un été torride. Pire que l’an dernier. Quand je repense aux 32 degrés au thermomètre du salon volets et fenêtres fermés, j’en transpire déjà. Même si je supporte bien la chaleur, héritage génétique, je ne l’aime pas pour autant. Et de façon paradoxale, je n’aime pas la clim non plus. Rien de tel pour choper la mort. Et en ce moment, il vaut mieux éviter d’éternuer en public car on peut se faire lyncher.

Vendredi 26 juin 2020 – DECONFINEMENT J+47

Je consulte toujours les offres d’emploi, qui sont les mêmes pour la plupart. Par habitude, j’imagine. Je reçois quelques réponses du style ‘Merci mais non’… Bref, il faudrait certainement que j’explore d’autres canaux de recherche, Indeed par exemple, mais du peu que j’ai pu en voir, cela ne me correspond pas vraiment. Ça tutoie à tout-va, le descriptif des postes est tout sauf concis, tout est dans la ‘win attitude’, donc plutôt pour les 20-30 ans, quoi.

La reprise de l’activité économique reste fluette et les embauches très éparses, la priorité étant donnée aux jeunes qui arrivent sur le marché du travail avec des aides massives de l’état et des contrats d’alternance à gogo. Je suis d’accord mais qu’en est-il des mi-figue mi-raisin comme moi qui de plus, touchent zéro euros de chômage ?

Et à écouter les experts à la radio qui font état de l’ampleur terrifiante de cette récession sans précédent, cela annihile mes derniers espoirs. Les redressements judiciaires, les liquidations, les plans de sauvegarde, tout ça fait froid dans le dos. On parle de deux ans pour éventuellement s’en remettre. Mais on fait quoi pendant ce temps-là ?…

Bref, je repense à mon interview où j’ai vraiment dû merder. Quand même, ils auraient pu se donner la peine de me dire qu’ils ne donneraient pas suite. Pas très correct, je trouve. Donc voilà, je n’ai pas d’autres pistes. Peut-être que je devrais regarder de plus près ces missions de traduction dont m’ont parlé mes amis américains Zane et Lewis ? Même si c’est à la pige, ce serait toujours mieux que rien.

Zane et Lewis, une amitié hors du commun depuis 14 ans. On ne se voit pas souvent mais notre lien est indéfectible. Ils me manquent, j’ai hâte de les revoir. Dans ma boîte à bidules, j’ai gardé les petits pots de graines à planter de leur mariage. C’est un de mes plus beaux souvenirs. Moi et Sean à l’époque, on avait fait le voyage sur quatre jours, cela avait même laissé le douanier pantois à l’aéroport avec notre ‘purpose of the trip’

11.00. J’appelle Maman, elle a l’air d’aller bien aujourd’hui. Hier aussi, apparemment, lucide et bien ancrée dans la réalité. Elle s’est d’ailleurs plainte à son frère venu la voir que je ne restais pas longtemps lors de mes visites. Je prétexte à chaque fois qu’il vaut mieux avoir des contacts brefs pour éviter de la contaminer mais la vérité, que je ne peux lui avouer, est que c’est trop dur pour moi.

En effet, je supporte de moins en moins la marche en crabe des médecins, leur ton feutré et leur regard compatissant. Je sais que ce n’est pas facile, même lorsqu’on est professionnel, d’annoncer aux enfants la mort imminente de leur mère, ça doit se faire avec tact et compassion. C’est le cas. C’est juste moi qui n’y arrive plus.

Elle a dit aussi à son frère qu’elle n’avait que des bons souvenirs lorsqu’elle était chez moi, ‘comme un coq en pâte’ selon elle. C’est bizarre, elle ne se souvient pas de la tortionnaire que j’avais l’impression d’être avec elle, elle ne se souvient pas que je lui criais dessus à tout bout de champ. Ou elle choisit de ne pas se souvenir. Tant mieux pour elle. C’est juste que moi, ça ne fait que gonfler à bloc ma mauvaise conscience.

Oui, elle ne pouvait plus rester chez moi, oui je ne pouvais plus m’en occuper, physiquement et psychologiquement et oui j’avais hâte mais jamais je n’ai souhaité cet aller simple pour le mouroir d’un hôpital. Et ma décision raisonnée de ne pas la reprendre chez moi rajoute une couche à ma culpabilité.

Et donc tout ça fait que j’ai de plus en plus de mal à la voir, à lui parler. Parfois, j’ai hâte que cela se termine. Je repense à mon père qui voulait que je l’aide à partir. Maman n’est pas aussi atteinte que lui et ne souffre pas mais est-ce encore une vie pour elle, allongée toute la journée sans pouvoir sortir ? Dois-je faire tout mon possible pour prolonger sa vie ? Dois-je me battre pour son transfert à l’EHPAD et la mise en place des soins palliatifs ? Dois-je m’acharner égoïstement pour ne garder que l’ombre d’une mère ? Coûte que coûte, même à son encontre ?

Dois-je demander à nouveau l’aide d’Harry ?

LE PAPILLON

 

Le banc juste en bas de chez moi sous mes fenêtres a disparu. Il a été remplacé par deux chaises urbaines et je me demande bien pourquoi. Limiter le squattage ?

Mardi 23 juin 2020 – DECONFINEMENT J+44

Avec le déconfinement presque total, l’activité dans la rue s’est amplifiée. Le bruit aussi, donc. Et avec le retour du temps estival, la terrasse du restaurant en bas est pleine à craquer, surtout le soir. C’est comme ça, il faut faire avec. Je me dis que cela fait un bruit de fond, une présence dans le silence mortifère de mes pensées du moment.

Ma crise aura duré cinq bons jours dont trois passés entièrement au lit, bardée de douleurs et vidée de toute substance de vie. Je vais mieux aujourd’hui, j’ai ressuscité et presque retrouvé mon dynamisme légendaire. J’ai surtout raccroché les wagons.

Je sens à nouveau au fond de moi l’envie d’en découdre. Et j’ai pris la décision de ne plus laisser mes douleurs m’handicaper. Que je fasse ou pas, j’ai mal alors autant faire. J’ai même renforcé mon programme de gym car avec ces dernières semaines d’inactivité, tout le bénéfice que j’avais tiré de mes longues heures de sport durant le confinement, bah est parti en fumée. J’envisage même de me remettre à la boxe. A voir le club d’à-côté s’entraîner dans le parc m’a redonné envie.

Je ne pleure presque plus. Il faut que je sois prête à affronter ce qui m’attend bientôt. Et le point sur l’état de ma mère que me fait la médecin de l’hôpital ne fait que confirmer qu’il faut se hâter. Alors, je me mets à fouiller ma paperasse pour retrouver le plan obsèques qui prévoit bien la couverture des frais mais pas les modalités des dernières volontés de Maman qui s’en remet à moi.

Mon père n’avait absolument rien prévu pour lui et à chaque fois que j’avais essayé d’aborder le sujet, il m’avait envoyée balader. Je me souviens donc de la panique quand il est parti, ma mère à l’ouest et moi devant aller choisir en urgence le cercueil et préparer les obsèques…

Je ne veux pas du même boxon pour Maman, je pense qu’on aura déjà assez à faire avec notre chagrin. Je préfère tout border avant alors j’appelle les organismes puis Toto pour qu’on s’organise. Ainsi, samedi prochain, nous irons lui et moi aux pompes funèbres pour signer le contrat et… choisir le cercueil.

Nous choisissons de prévoir la mise en bière et l’incinération dans la petite ville où elle sera inhumée dans le caveau où sont déjà mon papa et mes grands-parents. Demain, lorsque j’irai voir Maman à l’hôpital, il faudra que je donne les coordonnées des pompes funèbres au docteur.

Je fais tout ça sans verser une larme. En fait, je me retiens. Je vais faire face. Je dois. Au moins pour mon frère qui est dépassé. Je sens bien qu’il est dans le déni et qu’il préfère s’en remettre à moi, sa grande sœur. Une dernière fois. Après, je revendiquerai mon droit à la dérive.

 

18.00. Toujours pas de réponse du cabinet d’architectes. Je trouve cela un peu long mais je ne les relance pas car cela ne sert à rien. Et peut-être que c’est mieux de ne pas avoir de job en ce moment. Avec le décès de Maman qui se profile, je pense que je n’aurai certainement pas la tête à autre chose.

J’aimerais être un papillon. Voletant de fleur en fleur sans le moindre souci. Bon, il paraît qu’ils préfèrent les charognes en décomposition, comme je suis végétarienne, bah je suis une abeille.

TOUT ça POUR ça

– Bonjour, je suis le docteur qui suit votre maman. J’ai bien eu votre message et malheureusement, votre maman ne peut toujours pas sortir de sa chambre, les visites sont limitées à deux personnes à la fois et les mineurs ne sont pas autorisés.

Bah on fera avec. Toto n’a pas revu sa mère depuis bientôt quatre mois. Il le faut.

 

Jeudi 18 juin 2020 – DECONFINEMENT J+39

Je vais bien ce matin. Pas guillerette ni sautillante mais globalement beaucoup mieux qu’hier où je suis restée au lit toute la journée. Je reprends pied. Et je profite d’avoir le docteur au téléphone pour m’enquérir de la suite.

– Sa déficience immunitaire est toujours critique, pas d’amélioration depuis une semaine.

– Mais s’il n’y en a toujours pas d’ici la fin du mois et qu’on vous signe une décharge, elle pourra sortir ?

– Je ne suis pas sûre que l’EHPAD puisse la prendre en charge dans son état actuel.

Du coup, j’appelle l’EHPAD et je parle avec la cadre-infirmière qui suit le dossier de ma mère. Elle m’apprend notamment que l’hôpital a carrément annulé notre demande de transfert. Comment ça ?!

– Votre maman est en fin de vie, vous savez ?

– Parce que c’est une question de jours, maintenant ?!

– Ce qui est sûr, c’est que nous ne pouvons pas assurer ici un maintien en isolement total. Si de plus elle fait une infection et a besoin de soins spécifiques, nous ne sommes pas un hôpital.

– Mais s’il n’y a plus rien à faire, pouvez-vous quand même l’accueillir ?

– Il faut voir avec l’hôpital et s’ils sont okay, il faut qu’ils nous renvoient un dossier à jour.

Ils se refilent la patate chaude. Je ne sais plus quoi penser. Je ne sais plus quoi faire. La laisser recluse à l’hôpital à se laisser mourir à petit feu ? Signer une décharge de sortie ‘contre avis médical’ ? Mais pour aller où, si l’EHPAD ne la prend pas ?

Toto et Tonton me mettent la pression pour que je la fasse sortir dès que possible. Je suis d’accord avec eux et comme je ne peux m’enlever de la tête l’image de ma mère qui meurt toute seule dans une chambre d’hôpital, je n’ai pas le choix : si l’EHPAD n’en veut pas, elle reviendra à la maison avec moi.

Tout ça pour ça.

20.00. Après une bonne partie de la journée passée à pleurer comme une madeleine, je parviens à retrouver un semblant de sérénité. J’organise mes idées car c’est un sacré chambard dans ma tête. Je prête notamment enfin attention à la petite lumière rouge qui s’est mise à clignoter lorsque je me suis dit que je reprendrai Maman à la maison.

Outre l’aspect matériel et logistique comme de rapatrier ses affaires, de tout refaire à l’envers et de mettre en place une cohorte d’aides de vie à domicile, suis-je vraiment prête à plonger dans cet enfer suprême qu’est la fin de vie ?

Pourrai-je tenir la main de ma mère à ses derniers instants ? Cela ne finira-t-il pas de me détruire ? Pourquoi ai-je besoin de me faire mal à ce point ? Qu’ai-je à exorciser ? Mon propre abandon ?…

HIKIKOMORI

Quand j’ai ouvert les yeux ce matin, je n’ai eu envie que de les refermer. J’ai bien eu un avertissement dimanche mais je n’y ai pas prêté attention. Mais là, je suis au pied du mur. Au fond de mon lit, plus exactement : je fais une crise fibromyalgique aigüe.

 

Mercredi 17 juin 2020 – DECONFINEMENT J+38

C’est comme si on avait coupé le courant. Plus de jus. Des douleurs intenses dans tout le corps et une migraine à décorner un cerf. Donc là, c’est le méga-roulage en boule, volets baissés et téléphone sur silencieux. J’écoute néanmoins un peu la radio que j’ai mise en fond, ils parlent notamment de ça :

« … Kezako « Hikikomori »? Ce terme, qui signifie « se retrancher » en japonais, est utilisé pour désigner un « mal contemporain », un « trouble de conduite » qui frappe les adolescents comme les jeunes adultes. Que font-ils pour susciter une telle appellation ? Ils se retirent, ils se cloîtrent, le plus souvent dans leur chambre, pendant plusieurs mois ou plusieurs années, et n’en sortent pas, ou si peu. Dans cet espace solitaire, ils s’exilent sur Internet, jouent à des jeux vidéo, rompent leurs liens avec les autres, avec l’école, avec le monde du travail. Pour faire quoi ? Pour ne rien faire. 

Un phénomène déconcertant de « néantisation existentielle » manifestant un désintérêt total pour le monde réel, ayant émergé dans les années 90 au Japon, touchant près d’un adolescent sur cent et prenant aujourd’hui une nouvelle dimension avec le vieillissement de ces centaines de milliers de reclus. Ainsi, dans une étude parue en 2016, plus d’un tiers des personnes « hikikomori » interrogées disaient s’être mises en retrait de la société depuis plus de sept ans, contre 16,9 % en 2009… »

‘Néantisation existentielle’… ça me parle. Serais-je une hikikomori moi aussi ? Ou suis-je en passe de le devenir ? Ils disent que ce n’est pas une maladie en soi mais plutôt ce qui informe de l’existence d’une maladie, justement, comme la schizophrénie ou la dépression…

On en revient toujours à ça. Et je refuse toujours de me traiter chimiquement. Tant pis, je vais devoir me soigner à ma façon, le temps que je puisse voir un psy. Et l’une de mes méthodes, c’est la perspective par le pire. Je me force à regarder un truc horrible, un film en général, qui me fait voir ensuite ma propre vie comme un paradis.

Et comme mon lecteur dvd a bien voulu ressusciter, je mets le film parfait pour cette thérapie hors normes : ‘The Schindler’s List’. C’est également le film qui m’a le plus marquée de toute ma vie. Au cinéma où j’étais allée le voir avec Maman justement, je me souviens qu’à la fin, il y avait eu un grand silence pendant de longues minutes, puis nous nous étions tous levés et mis à applaudir là aussi pendant un long moment.

Là, je n’applaudis pas mais je pleure sans discontinuer. Dire que je me sens mieux après serait mentir. Je me sens moins pire, on va dire. Si une lueur d’humanité est possible dans une horreur pareille, je veux croire que moi aussi, je saurai trouver un brin de lumière dans la noirceur de mon tourment.

MASQUE ET LUNETTES NOIRES

– Je me permets ce mail pour prendre des nouvelles : avez-vous pu finaliser le recrutement?

– Pas encore malheureusement, nous sommes toujours en phase de réflexion, nous reviendrons vers vous dès que possible.

 

C’est ça, les petites PME, chaque embauche est cruciale et ne se décide pas à la légère. Je vais donc patienter. De toute façon, je n’ai pas de retour de mes autres pistes.

Mardi 16 juin 2020 – DECONFINEMENT J+37

Je décide d’aller voir Maman à l’hôpital Sainte Périne dans le 16ème. En marchant vers le métro, je m’aperçois que j’aime bien porter un masque et des lunettes noires. Ça me confère l’anonymat dont j’ai besoin en ce moment lorsque je dois m’aventurer à l’extérieur. Et puis c’est pratique, ça éponge les larmes.

Maman ne va pas si mal que ça. Juste marre d’être enfermée.

– Oh mais je suis sortie dans le couloir une fois la nuit ! Je me suis cramponnée à tout ce que j’ai pu mais je ne suis pas allée bien loin.

– Bah oui, ils t’ont chopée et ils t’ont enguirlandée.

– De toute façon, je ne suis bien que lorsque je suis allongée.

C‘est réconfortant, je suppose, de constater qu’elle n’a pas changé : contestataire et contradictoire jusqu’au bout. Bref, j’aimerais trouver la force de rester plus longtemps mais je ne peux pas. Jusque-là, j’ai pu contenir mes larmes et j’ai fait semblant d’être positive. Mais c’est plus fort que moi, je m’enfuis lorsqu’elle me dit : « Je crois que je ne sortirai jamais d’ici. Qu’en penses-tu ? »

Alors, je pars faire le point avec sa docteur mais cette dernière est en repos après toute une nuit de garde et les autres soignants ne peuvent pas me renseigner car soit en grève, soit partis à la manifestation nationale aux Invalides. Pas le bon jour, quoi.

En rentrant, j’appelle Toto qui me dit vouloir venir la voir samedi prochain avec sa femme et ses deux enfants. Au cas où. Je lui dis que ce n’est pas certain à cause de son isolement mais que j’en parlerai au médecin. Ce serait bien quand même, qu’elle puisse sortir de sa chambre et prendre l’air. Surtout qu’il y a un joli jardin intérieur dans laquelle on pourrait la balader en chaise roulante…

Alors oui, ses globules blancs sont toujours aux abonnés absents et oui il faut éviter à tout prix une quelconque contamination mais si elle ne meurt pas d’une infection, elle mourra de mélancolie à force d’être recluse comme ça. Et si on lui met trois masques l’un sur l’autre ?…

RECHERCHE COURAGE DESESPEREMENT

Bullage intégral hier. Même pas écouté le discours du président mais apparemment la France est libérée délivrée, c’est la fête. Pas pour tout le monde.

 Lundi 15 juin 2020 – DECONFINEMENT J+36

On a décidé avec Toto et Tonton de ne rien dire à Maman. Déjà parce que ce n’est pas sûr qu’elle comprenne, ensuite parce que cela ne servira à rien. Autant continuer de la regonfler comme on peut pour qu’elle puisse sortir de cet hôpital. Parce que même s’il lui reste peu de temps, elle sera toujours mieux à l’EHPAD.

Je n’en ai parlé à personne. Pas même à Nénette lorsqu’elle m’a appelée vendredi. Comme elle venait tout juste de se remettre du décès de son beau-père, je n’ai pas voulu lui saper son moral tout neuf.

Depuis, je ne fais qu’osciller entre détresse et espoir. Je suis au fond d’un puits recouvert d’une chape de plomb, seule avec une bougie et mon chagrin. J’essaye de débusquer en moi un filament de courage, un soupçon de ressource mais à part ces mots que je couche ici, je ne trouve rien.

Je savais bien qu’elle ne serait pas éternelle mais j’avais pensé à quelques années, pas à quelques mois. Et ce qui me fait mal par-dessus tout, c’est de penser qu’elle sera seule dans cette chambre d’hôpital lorsqu’elle partira. Je redoute chaque appel et j’ai une pointe au cœur lorsque je vois le numéro de l’hôpital qui s’affiche.

Je me dis que je devrais profiter de ces derniers instants pour être auprès d’elle et penser au bon vieux temps. Mais c’est justement ce qui me fait un mal de chien. Sans compter qu’elle est en isolement total et que les visites se font au compte-goutte. Rien que de lui parler au téléphone est une épreuve. Car très ironiquement, ses troubles cognitifs ont pris le large et elle a retrouvé sa présence d’esprit. C’est presque ma maman à nouveau.

Je me retiens de fondre en larmes à tout bout de champ, j’essaye de reprendre espoir. J’essaye d’envisager ma vie quand elle sera partie. De trouver une raison qui me fera continuer. Car j’ai toujours dit que je partirai juste après elle.

Si je reste, j’ai peur à mon tour de n’être plus qu’un légume et d’avoir besoin qu’on me tire sans cesse vers le haut. J’ai peur de devenir un boulet pour mes proches, pour la société. De n’être plus qu’une bonne grosse boule de chagrin inconsolable.

ECHEC et MAT

 

« Nous avons trouvé des cellules malignes dans le sang de votre mère… »

C’est dingue comment une petite phrase, deux mots, peuvent faire s’écrouler quelqu’un en cinq secondes.

Vendredi 12 juin 2020 – DECONFINEMENT J+33

Aujourd’hui, Maman aurait dû entrer à l’EHPAD. J’aurais dû aller la chercher à l’hôpital ce matin. C’est plus que retardé, désormais.

Hier, quand la médecin m’a appris la nouvelle, j’ai senti le sol se dérober sous moi. Ce que j’avais pressenti s’est confirmé et bon dieu que j’aurais préféré avoir tort !

– La chimio, la radiothérapie, c’est envisageable ?

– Non, ça ne servirait à rien et cela l’affaiblirait encore plus.

– Il n’y a donc plus rien à faire ?

– Le taux des cellules est de 12% dans le sang, ce qui veut dire qu’il y en a au moins le double dans la moelle osseuse. C’est malheureusement la myélodysplasie qui s’aggrave et qui reste à ce jour incurable. Quoique l’on fasse, les cellules malignes vont continuer de se multiplier jusqu’à…

– Combien de temps ?

– Difficile à dire mais peu.

– C’est-à-dire ?

– Il peut y avoir un effet-plateau, on l’espère, auquel cas on pourra envisager le transfert en EHPAD et…

– COMBIEN DE TEMPS LUI RESTE-T-IL, DOCTEUR ?

– Quelques mois… Il faut vous préparer.

Ce n’est pas parce qu’on est préparé que cela fait moins mal. Je me demande combien de temps encore je vais tenir debout. Je me demande si je veux être près d’elle lorsqu’elle partira. Et je me demande si j’ai la volonté de lui survivre.

YANG²

– So let’s switch in English. How many other interviews did you have besides this one?

– Well… two?

Pas très fière de ce mensonge mais ils m’ont prise au dépourvu et c’est sorti comme ça. Donc, j’ai dû broder un peu et dieu sait si je suis une piètre couturière. Vu qu’ils notaient tout scrupuleusement sur leur cahier, ils vont peut-être vérifier. Bah tant pis, c’est fait.

Mercredi 10 juin 2020 – DECONFINEMENT J+31

Je ressors de ce premier entretien avec un sentiment mitigé. Pas tant sur le poste proposé que sur ma performance, pas très brillante selon moi. Mon propos n’était pas pertinent d’un bout à l’autre et manquait certainement de cohérence. J’ai aussi pas mal bafouillé et j’ai oublié de poser les questions essentielles.

Ils avaient l’air cependant intéressés par mon profil. Premièrement, parce que je sais ce qu’est le petit patronat et comment gérer un business et deuxièmement, parce qu’il y a une partie essentielle de représentation que la direction d’un restaurant m’a enseignée à n’en pas douter, selon eux.

Je me suis abstenue de leur dire que c’était justement ces deux raisons qui m’ont faite envisager un autre chemin professionnel. Gérer des salariés et porter des Louboutin, la peste et le choléra pour moi.

Bref, je marche vers le métro en ressassant tout ça dans ma tête. Je me retrouve sur le boulevard Richard-Lenoir et d’un seul coup, une grande bouffée d’angoisse me saisit. Là, je réalise où je suis. Le Bataclan n’est qu’à quelques encablures et ce boulevard montré en boucle sur BFMTV le 13 novembre 2015 se met à prendre vie en moi dans un mélange de poudre, de poussière et de sang.

Ce que je ressens est visqueux, étouffant. Je ne m’y attendais pas. Je hâte alors le pas, je me dépêche de mettre de la distance. Merde, si jamais je suis embauchée ici, j’espère que je n’aurais pas droit à cet affreux revival à chaque fois que je traverserai ce boulevard.

Je m’engouffre prestement dans le métro qui, au passage, est loin d’être l’horreur que certains m’ont décrite, c’est même pas mal du tout avec le respect de la distanciation, le port du masque par tout le monde et sans bousculades.

Quelques minutes plus tard, je me retrouve à Trinité Estienne d’Orves. Je connais bien ce quartier pour l’avoir fréquenté à raison d’une fois par semaine pendant six mois lorsque je venais faire signer mes chèques à l’administrateur judiciaire pendant le redressement du restaurant.

Bref, la brasserie qui fait l’angle dans laquelle j’ai donné rendez-vous à Andrew est fermée. C’est moche. Mais l’autre un peu plus loin est bien ouverte et a colonisé pratiquement tout le trottoir avec ses tables bistrot sur près de cent mètres. Et c’est quasiment plein.

Comme je suis heureuse de revoir Andrew ! Mon Yang ! Non pas que je sois son Yin mais parce que je suis, moi aussi, un Yang. C’est parti d’un bouquin ‘La diététique du Yin et du Yang’ que l’on a lu tous ensemble, le Scoobigang et moi il y a quelques années. Il décrit les cinq typologies d’énergie universelle et les tempéraments associés. Andrew et moi, nous nous sommes reconnus instantanément dans le Yang.

Le Yang

Le tempérament et le comportement sont de type ACTIF, PEU EMOTIF, EXTRAVERTI. Les correspondances énergétiques sont celles de l’organe du FOIE et de l’élément naturel BOIS.

Caractères physiques : bonne musculature, souvent athlétique, visage et yeux expressifs, langue sèche, mains osseuses et fermes.

Qualités possibles : enthousiasme, goût de l’effort et de la réussite, combativité, volontarisme, fiabilité, fermeté, entreprenant, imaginatif, brillant, actif, idéaliste, généreux, sportif.

Défauts éventuels : nervosité, inquiétude, entêtement, colère.

Alors oui, le Yang est masculin. Le heavy-metal et mes jurons fleuris lorsque je suis au volant qui ne font clairement pas de moi l’ambassadrice idéale du Yin, m’avaient déjà mise la puce à l’oreille. Et à vrai dire, mis à part mon tour de poitrine, il n’y a pas grand-chose de féminin chez moi. Monsieur Machin a dû se gourer au départ.

Bref, cela a évolué depuis. Je pense que dernièrement, j’ai dilué dans mon Yang un peu de Yin, voire même d’Hyper-Yin. Les défauts notamment, comme l’indécision, le bouillonnement intérieur, l’hypersensibilité, la vulnérabilité… Le bon côté des choses, c’est que je suis peut-être plus équilibrée ? Moins Monstroplante, quoi.

Donc, c’est avec une joie non-dissimulée que l’on se retrouve, Andrew et moi, et en bons dissidents, on se claque même la bise. Et installés sur notre mini-table au bord du trottoir, on se met alors à papoter à bâtons rompus. On débriefe bien sûr sur mon entretien où je lui fais part de mes doutes sur le volet représentation du poste.

– Calembredaines et billevesées ! Tu es classe !

– Peut-être mais je ne suis pas tendance !

– Bah c’est l’occasion de renouveler ta garde-robe et d’aller chez le coiffeur.

Pas ultra-convaincue, car j’aime ma coupe de cheveux apocalyptique et mes boots de pseudo motarde mais je finis par en rire et l’on passe à notre sujet préféré, celui de refaire le monde devant une pinte de blanche et trois pop-corn. Enfin, Perrier-menthe pour moi.

Et ce monde post-confinement est riche en réflexions, en interrogations, en non-sens et absurdités en tout genre, à commencer par cette terrasse où l’on est entassé sans masque à se postillonner dessus à qui mieux mieux. Surtout moi qui rit maintenant à gorge déployée aux réparties facétieuses d’Andrew.

Il a crû, par exemple, et c’est pour cela qu’il m’a boudée, que l’invitation à mon blog venait d’une certaine Anastasia, nubile ukrainienne professionnelle du montrage de seins sur internet. J’ai bien failli en cracher mon glaçon et je l’ai assuré de mon souhait de garder mon 90B bien au chaud.

Il n’a pas changé, toujours aussi fou. Ah si, il s’est mis au sport avec un coach sur internet et il mange sainement. Fini les chips et le saucisson ! Du coup, il est beau comme un camion. Ça va peut-être me motiver pour arrêter les chips une fois pour toutes…

Puis, de façon assez inattendue mais non moins bienvenue, on se fait le quart d’heure ‘on arrête de dire des conneries’ et l’on aborde les sujets sensibles, comme celui de ma mère et bien entendu, celui de leur couple, Mimine et lui.

Et ce qu’il m’apprend me remplit de joie. Ils ont réussi à dépasser leurs problèmes et sont même repartis comme en quarante ! Il m’avoue que le confinement a révélé un mal-être chez lui qui a bien failli le faire imploser en balayant tout sur son passage mais qu’il est parvenu à gérer la situation en formalisant très simplement son malaise auprès de Mimine. Et à deux, ils ont pu retrouver un nouveau souffle.

C’est bien ce qu’il m’avait semblé lorsque je les avais eus tous les deux au téléphone ces derniers temps. Autant dire que je suis littéralement ravie que mon intuition ait été la bonne. Une bonne crise de la quarantaine vaincue par knock-out sans aucun dommage collatéral. Bravo.

20.00. Dans le métro pour rentrer chez moi, je fais le point sur cet après-midi rempli de premières fois : premier métro, premier entretien, premier pot en terrasse, première revoyure d’ami… Le tout globalement très positif. Je me sens ragaillardie.

Et pour la première fois là aussi, j’ai l’impression de reprendre un peu de cette vie que j’appelle de mes vœux depuis longtemps maintenant. Une vie simple faite de petites banalités pour apaiser les meurtrissures de la précédente.