Un ruisseau, deux ruisseaux, hop, no problemo. Mais le troisième, plus dodu que les précédents, ne se laisse pas enjamber aussi facilement. Je tente un triple axel double piqué pour épargner mes chaussures mais je rate l’atterrissage et manque de me vautrer lamentablement. Passablement vexée, je remballe ma fierté, mes pieds mouillés et m’en vais rejoindre les mouettes un peu plus loin sur un banc de sable sec.
Un chien regarde ce même ruisseau d’un œil dubitatif. Comme c’est une espèce de gros saucisson sur pattes très courtes totalement inefficaces pour pagayer, je comprends son hésitation. Mais c’est drôle.
Jeudi 27 août 2020
Réveil un peu douloureux ce matin dans la petite chambre avec mansarde du Bed & Breakfast de mes amis Miles et Joan. La muffée que j’ai prise hier soir y est fortement pour quelque chose. On a pourtant commencé très english-tea-time lorsque je suis arrivée en début d’après-midi mais on est vite montés d’un cran.
La tête de Miles lorsque je lui ai dit que je ne buvais plus de bière à cause du gluten… La tête de Joan aussi lorsque je lui ai dit que j’étais désormais une total-veggie-gluten-intolerant ! Devant son air passablement affolé, j’ai tenté de la rassurer mais elle a quand même tenu à faire un saut à la supérette du coin pour acheter six œufs et deux salades, au cas où…
« You have to eat something, right ? »
Miles, quant à lui, s’est vite ressaisi et s’est mis à déboucher quelques bouteilles de vin, dont un Saint-Peray que l’on a bu d’une traite en jacassant comme des pies. En grande partie au sujet de leur business qui est au plus mal. Je ne peux que constater : à part moi, y a personne. Bref, c’est la loose comme ça depuis le début de l’année et ça risque de durer.
Avec quelques poignées de nuitées et les aides de l’état auxquelles ils pensaient ne pas avoir droit, ils peuvent survivre encore un an. Après… Je leur ai demandé s’ils avaient un plan B. Ils se résoudront peut-être, la mort dans l’âme, à rejoindre R B n B afin de s’assurer un minimum de revenus. Comment cela ne doit pas être évident d’être forcé de se rallier à l’ennemi ! Manger dans la main de celui qui a tué le business à petit feu bien avant le Covid, je comprends qu’ils en aient lourd sur la patate rien que de l’envisager.
La désertification de ce lieu que j’ai toujours connu fourmillant de monde me fait mal au cœur. Une fois, la cour était tellement remplie de motos et il y avait tellement de bikers agglutinés autour de la grande table de ferme dehors, jonchée de bouteilles de bière, qu’on avait peine à circuler.
Moi, le trip moto et mécaniques en tout genre n’a jamais vraiment été mon dada mais l’ambiance, la convivialité, la passion partagée ont toujours su gagner mon cœur de parfaite néophyte. Alors, même si je faisais un peu semblant je l’avoue, moi aussi je me suis souvent extasiée devant les écrous flambant neufs. La bière aidait beaucoup, il faut bien le dire.
Ça, la bière gratos a toujours été très importante pour Miles. Je me souviens qu’il entassait des douzaines de bouteilles dans une poubelle géante avec des glaçons et invitait ses guests à se servir sans aucune façon, ce dont on ne se privait pas. En général, c’était plié en deux heures.
Et plus tard dans la soirée, on veillait autour de la cheminée et tout le monde se parlait, un verre de calvados à la main. A l’époque, j’étais moins bilingue que je ne le suis aujourd’hui et j’avais du mal avec l’accent so british de certains donc cela donnait lieu à pas mal d’interprétations approximatives de ma part et au final, à de franches rigolades.
Tiens, d’ailleurs, je ne sais pas si c’est l’alcool hier soir ou si c’est moi qui suis rouillée mais je parle anglais en ce moment comme une vache espagnole, selon la fameuse expression qui n’a aucun sens, à mon humble avis. Bref, dès que je veux aligner trois mots, je dois les répéter dans ma tête avant, ce qui n’empêche pas que je les sorte dans le désordre avec une grammaire fantaisiste et un accent mi-bengali, mi-bourguignon qui me colle une honte de lycéenne sous-douée en plein oral d’anglais…
On a papoté comme ça pendant près de deux heures puis Miles a consulté la pendule et s’est exclamé : « 19.00 ! Apéro-time ! Let’s go downtown ! »
Il est conseiller municipal, autant dire qu’il connaît tout le monde et ce qui ressemblait de prime abord à un petit tour en ville est vite devenu une procession présidentielle avec serrage de louches (virtuel) et grandes tapes dans le dos : « Salut, ça va ? On s’appelle, on se fait un truc bientôt ? Et toi, comment vas-tu ? Ouais, je sais, on en a parlé lors du dernier comité, on se redit ça plus tard, okay ? »
Moi, j’ai suivi comme j’ai pu, déjà chancelante car rien d’autre que du vin dans l’estomac et nous sommes arrivés au pub, pit-stop incontournable dans cette tournée des grands ducs. J’ai bien senti le traquenard mais bon… Résultat : on est repartis deux heures après, ivre morte pour ma part, quasi incapable de marcher droit. On est rentrés, on a enfin mangé un truc puis on a fini le vin jusqu’à point d’heure. D’où la ruche dans mon crâne ce matin. Mais aucun regret. Une belle soirée qui m’a faite beaucoup de bien.
Deux nurofen et un saladier de café plus tard, j’attrape mon sac-à-dos et je file vers la plage. J’ai consulté les horaires de marée et la météo qui annonce de la pluie vers 16.00 : cela me laisse amplement le temps de faire une grande balade les cheveux au vent. Car de marcher en me vidant la tête, c’est un peu le but de ma venue.
Et je ne pouvais pas rêver mieux : le ciel est d’un bleu éclatant, le soleil hardi et le vent pas trop autoritaire… J’ai presque peine à croire que je suis en Normandie, mauvais esprit mis à part. Déjà hier, lorsque je suis arrivée pour faire mon pèlerinage, c’est-à-dire droper ma voiture en haut de Saint-Côme et rejoindre Arromanches en passant par la plage, j’ai bénéficié d’un temps idéal qui ne pouvait qu’augurer d’une belle journée aujourd’hui.
Trop belle, peut-être… J’ai bien pensé au coupe-vent à capuche mais pas au chapeau de soleil. Ce dernier ne tarde donc pas à me rappeler qu’il n’est pas l’ami de ma peau ultra-sensible… Je vais me choper un coup de soleil en Normandie, faut le faire ! Et d’un seul côté, en plus, vu que je marche tout droit vers l’est.
Bref, je parviens tout de même à faire roue-libre dans ma tête. Je regarde la mer au loin dans son habit de jade lumineux, les quelques baigneurs que je trouve bien téméraires, les chars à voile qui virevoltent dans une chorégraphie connue d’eux seuls, les gratteurs de sable qui remplissent frénétiquement leur seau de coques, les chiens qui se roulent dans le varech au grand dam de leurs maîtres qui les houspillent sans ménagement, les tracteurs qui charrient leurs immenses casiers d’huîtres, les mouettes alanguies au soleil qui s’éparpillent en grappes dès que j’approche…
La vie d’une petite plage normande par un jour de grand beau.
Ce qui risque de changer dans peu de temps… Je regarde à l’ouest les nuages s’amonceler doucement mais sûrement, alors je décide de faire une pause après deux bonnes heures de marche. Je rebrousserai chemin ensuite et avec un peu de chance, je serai de retour avant l’ondée annoncée.
Ainsi, seule au monde sur mon bout de rocher, je grignote mes chips et j’écris. Le silence est complet, tout s’est tu, les mouettes, les tracteurs… Serait-ce le calme avant la tempête ou juste la pause-déjeuner ?
Je repense à ma dernière venue dans le coin il y a un an avec Maman. Un mois avant qu’elle n’aille à l’hôpital. On avait fermé le restaurant quatre jours au 15 août, d’où cette petite escapade bienvenue dans le stress tumultueux de ma vie d’alors. Maman était déjà bien fatiguée mais encore relativement vaillante. Elle m’avait même accompagnée pour mon pèlerinage Saint-Côme/Arromanches par la plage !
Tant de choses ont changé depuis. Une année de chamboulement total, de séismes en tout genre, de remises en question sans épilogues. Une année à laquelle j’ai bien cru que je n’allais pas survivre. Mais quand je viens ici, cela remet mes pendules à l’heure et recharge mes batteries raplapla. Et dieu sait si j’en avais besoin !
Je ne sais pas pour autant ce que je vais faire de ma vie, ce que je vais devenir mais ce temps d’arrêt à laisser reposer les sédiments de la mare boueuse qu’est ma vie en ce moment, est fondamental pour y voir plus clair.
Bref. Je suis bien. Je pourrais rester là une éternité. Mais le gros nuage au-dessus de moi coupe court à mes rêveries avec ces quelques gouttes qui me font prestement déguerpir. 14.00, deux heures en avance sur ce qu’ils avaient annoncé, damned !
Donc, me voilà en train de pester mes beaux diables tandis que j’allonge le pas car les gouttes se resserrent. J’enfile ma capuche fissa en priant que cela se clairseme car mon port d’arrivée est bien loin sur l’horizon.
En fait, je prends une de ces chablées sur le nez ! Une pluie battante, bien lourde, en quelques minutes, je suis trempée jusqu’au soutien-gorge. L’avantage, mouillée pour mouillée, c’est que j’y vais gaiement dans les ruisseaux !
Je reviens donc dégoulinante chez Miles et Joan qui se moquent gentiment de ma mine piteuse mais qui finissent par avoir pitié en me proposant un thé bien chaud pour me réchauffer. Ah ça, c’est la Normandie comme je la connais ! La prochaine fois, j’amène le ciré et les cuissardes de pêche !
Vendredi 28 août 2020
16 ans que j’aime le Normandy Beach. Découvert un peu par hasard alors qu’il venait tout juste d’ouvrir. J’ai toujours préféré les chambres d’hôtes aux hôtels classiques, c’est plus convivial, et là, j’ai été plus que ravie, instantanément conquise. A l’époque, ils avaient trois chambres de refaites en haut de la grange et attaquaient la rénovation d’une quatrième. La cinquième, celle où je suis, a été refaite bien plus tard. C’est ma préférée, avec ses murs aux pierres d’époque et son petit air de cottage. Au rez de jardin, attenante au corps principal de la ferme, avec ma voiture garée juste devant, j’ai l’impression d’être dans un motel.
J’étais là d’ailleurs, le jour où ils ont dégagé les moellons de cet ancien grenier à grains. J’étais attablée au petit-déjeuner devant mon porridge assaisonné de whisky lorsque j’ai vu passer Miles avec une tasse de café et un grand verre de calva dans les mains. Devant mon œil interrogateur, il s’est exclamé : « C’est pour l’arpète, le jeune qui m’aide aux travaux, sinon, il avance pas ! »
Un grand moment. Comme tous ceux que j’ai passé ici.
J’avais prévu de repartir juste après le petit-déjeuner. Mais on recommence à papoter à propos de leur business et cela se transforme naturellement en un véritable brainstorming sur le sujet ‘The after-Covid big revival’. Du coup, je reste à déjeuner.
Cela m’apparaît soudain très clairement : mon business à moi est mort et il n’y a plus rien que je puisse faire mais si je peux aider à faire revivre le Normandy Beach, c’est ce que je vais m’attacher à faire dès aujourd’hui.
Je me sens presque investie d’une mission. Un milliard d’idées et de grands plans jaillissent dans mon esprit, tout s’imbrique alors très logiquement dans un dynamisme que je n’avais pas ressenti depuis très longtemps. Et comme c’est communicatif, Miles en est tout requinqué et c’est avec un large sourire qu’il me nomme alors sa ‘Business Revival Consultant’ HAHAHA !!!
Et même dans la voiture sur la route du retour que je ne vois pas passer donc, je cogite. C’est peut-être ma voie ? Je vais faire ça bénévolement bien sûr pour Miles et Joan et si cela marche, je peux me lancer par la suite ? En tout cas, c’est le premier truc qui m’emballe à ce point depuis un sacré bail. Je ressens une énergie, un enthousiasme débordant et au-delà de ça, je suis sûre de moi car j’ai l’intime conviction de savoir ce que je fais.
Comme une évidence. “THE NORMANDY BEACH : THE PLACE TO B n’ B”
And to be reborn, as I just have.
La vie de rêve de ce chat !!
Super idée, Business Revival Consultant, surtout que c’est pour deux personnes adorables et admirables