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COMMENT JE LES MANGE, MES CEREALES, SANS LAIT ?!

Jeudi 2 avril 2020 – CONFINEMENT J+17

10.00. Franprix. Toujours pas de lait sans lactose, il m’en reste 25 cl, faut que cela tienne jusqu’à dimanche quand je serai livrée de ma grosse commande passée il y a deux semaines. Et je me précipite comme une folle sur les asperges, les concombres, les tomates et les fraises qui sont revenus dans les rayons.

Mon ravissement doit se voir car la petite caissière se moque de moi gentiment avec son collègue… Du coup, on finit par papoter un peu, elle derrière sa vitre de plexiglas et moi derrière mon masque.

Je lui conseille de mettre une petite boîte pour les pourboires qui, je n’en doute pas, vont affluer.

Elle, la pharmacienne et l’infirmière sont mes seules interlocutrices en live. Heureusement qu’elles sont sympas et moi, de façon très inhabituelle, encline au papotage. Je suppose que le confinement doit commencer à me taper sur le système, moi aussi…

SALE POISSON D’AVRIL

Mercredi 1er avril 2020 – CONFINEMENT J+16

11.00. Tout en épluchant les offres d’emploi, j’écoute la radio comme à mon habitude. Aujourd’hui, ils parlent de sauver les restaurateurs qui sont à l’agonie. Des cagnottes en ligne ont vu le jour ainsi qu’un système de bons-cadeaux, des repas achetés à l’avance qui seront à faire valoir quand les restaurants rouvriront. Tout ça dans le but de constituer une trésorerie immédiate pour ces restaurateurs afin qu’ils puissent continuer à payer leurs charges.

Je ne peux m’empêcher d’être amère et dubitative : à trois semaines près, on aurait pu peut-être en bénéficier nous aussi ?… Maintenant, n’est-ce pas la preuve que même si on avait eu les liquidités nous permettant de revenir à flots, un restaurant n’est pas une affaire viable, quoique l’on fasse ?

Les paramètres conjoncturels sont impossibles à maîtriser, tant dans leur prévision que dans leur impact. Sur plus d’un an, de façon insidieuse au début puis de plus en plus franchement, la crise des gilets jaunes et les grèves sur la réforme des retraites ont fait chuter inexorablement notre chiffre d’affaires sans que l’on puisse faire quoique ce soit. Car on ne peut pas pondre les clients.

Bref, nous n’avions plus les reins assez solides car fragilisés depuis trop longtemps et cette crise sanitaire, sans nul doute, nous aurait cloués au pilori dès le premier jour du confinement.

Donc, c’est bon, on l’a déjà eu, notre poisson d’avril.

JE CONTRE-ATTAQUE et J’APPELLE MES AMIS

Lundi 30 mars 2020 – CONFINEMENT J+14

Debout pile poil à 7.30. Je n’ai pas très bien dormi, malgré les cachets. C’est le jour post-apocalypse. Je fais le tour des bonnes résolutions dont je me sens emplie ce matin et décide de faire en sorte de ne plus jamais revivre un jour comme hier. J’ai un plan de bataille.

Parce que je ne sais pas faire autrement pour résoudre un problème que d’être dans l’action. La passivité et l’indolence sont chez moi impossibles. Dommage, ça me ferait du bien de détendre un peu l’élastique, à moi ainsi qu’aux autres, certainement.

Donc, me voilà vaillamment partie réveiller ma mère quand un doute me fait trébucher : se souviendra-t-elle de la veille, notamment du constat de notre situation devenue intolérable et des efforts qu’elle et moi avons consenti à faire ?

La réponse ne tarde pas :

– Bonjour, M’man. C’est le jour de la douche, aujourd’hui.
– Nan, j’ai pas envie. Il fait beau aujourd’hui, si on allait pique-niquer ?

Je respire un grand coup, j’hésite entre exaspération et indifférence… Cette dernière étant la plus forte, je tourne alors les talons sans un mot tandis que, bon gré mal gré, elle trottine jusqu’à la salle de bains, comme si de rien n’était… Bon, on verra à midi.

En attendant, je décide de poursuivre mes bonnes résolutions et décide d’appeler mes amis un par un pour prendre de leurs nouvelles. Je leur explique ma démarche comme faisant partie d’une thérapie que je me suis imposée en début de confinement. Ça les fait rire et ils sont ravis, trouvant que c’est une bonne idée.

D’échanger ainsi me permet de voir les choses sous un autre angle, de sortir la tête de mon seau, d’avoir un avis extérieur, de relativiser, de me confier aussi. Et rien que d’entendre leurs voix me fait du bien.

Déjà, ma Nénette que j’avais été voir dans sa jolie maison deux semaines avant le confinement. On a papoté comme au bon vieux temps, on a gloussé en nous rappelant ses 40 ans célébrés quelques mois plus tôt, une belle fête emplie de rires, de chants et d’embrassades au temps où l’on pouvait encore, de musique, d’alcool…

Beaucoup d’alcool, trop certainement pour ma part mais, passé le malaise cardiaque que je n’ai pas manqué de faire le lendemain – cinq ans que je n’avais pas pris de muffée, je sais pourquoi maintenant – je crois que ça m’a fait un bien fou de me laisser aller au cours d’une soirée où je redevenais moi, juste moi et non plus la patronne d’un restaurant en perdition, plus l’ex-compagne qui en prend plein la figure chaque jour, plus la fille qui se bat pour garder sa mère sénile chez elle mais qui commence à le regretter…

Par sa seule présence dans ma vie, ma Nénette me raccroche à celle que j’étais avant. Avant… Même si je ne peux occulter sept ans de ma vie d’un simple claquement de doigts, je ne peux m’empêcher de préférer celle que j’étais avant.

Quant à celle d’aujourd’hui, le chantier est loin d’être achevé mais cela prend forme petit à petit. D’ailleurs, ce fou d’Andrew y contribue fortement en apportant un éclairage nouveau, une vision positive sur ce que j’estimais moi relever du handicap. Je lui ai lu mon portrait-robot, ma fiche signalétique d’animal bientôt en voie d’extinction « 48 ans – célibataire sans enfants – à la recherche d’un job » et dans un petit rire espiègle, il m’a répondu :

– Tous tes voyants sont au vert, quoi !

Ça a fait mouche tout de suite. C’est vrai, je n’avais pas vu les choses comme ça. Comme quoi, il est essentiel d’échanger avec les autres, surtout quand on a la tête dans le guidon comme moi en ce moment.

Bref, dans l’ensemble, tous mes amis vont bien. Certains ont quelques envies d’étranglement aussi, d’autres une petite baisse de moral mais rien d’insurmontable. A part peut-être Mimine dont le récit me pétrifie…

Elle aussi vit un enfer en ce moment, de toute autre nature mais non moins terrible. Cela avive en moi une plaie que j’étais heureuse de savoir enfouie dans mon passé. En vase clos à cause du confinement avec son compagnon le fameux Andrew, l’ambiance est lourde, tendue à l’extrême car ils remettent tout en question et parlent de séparation. Le parfum du désespoir s’est hélas déjà imprégné en eux…

Je les aime tous les deux d’un égal sentiment et même si je peux ressentir une pointe de déception égoïste à voir partir en lambeaux mon seul et unique modèle de couple qui dure, je refuse l’idée même de prendre un quelconque parti, voire même de donner le moindre conseil. Je sais également que l’on ne peut, hélas, pas porter le fardeau d’un autre et que chacun doit faire son chemin dans le corridor de l’Enfer pour en trouver soi-même la sortie.

Du coup, je fais preuve d’une empathie dont je me serais bien passée mais qui, au final, a le mérite de me faire oublier l’espace d’un instant mon pandémonium à moi. Je suis ébranlée, ça me touche vraiment qu’ils aient à souffrir de cette déchirure. Qu’ils souffrent simplement, l’un comme l’autre. Leur situation n’est décidemment pas enviable. Je dirais même qu’à choisir, je préfère encore la mienne.

13.00. Un peu crispée, certes, mais déterminée, j’appelle ma mère pour déjeuner. J’ai préparé son assiette comme à l’accoutumée que j’ai posée à table. Elle s’assied et son front se plisse en même temps qu’elle se prend la tête dans les mains. Je lui coupe la chique, direct :

– Maman, mon boulot, c’est de te faire à manger. Si tu ne veux pas manger, tu vides ton assiette à la poubelle et tu retournes dans ta chambre. Et quand tu seras anémiée, tu iras à l’hôpital.

J’ai parlé sur un ton calme et neutre, je suis assez contente de moi. Elle semble décontenancée mais tente tout de même un « J’ai pas faim, je ne peux pas manger tout ça ». D’un aplomb que je ne me connaissais pas, je lui rétorque :

– Fais comme tu veux.

Et là-dessus, je me détourne d’elle et me mets à siffloter, feignant la parfaite indifférence. Et ça marche : elle termine son assiette et accepte même fromage et dessert ! Je suis bluffée !

Ainsi, avec une légèreté dont je me pensais dépourvue depuis longtemps, je me mets à penser à demain. Mais je redescends vite de mon nuage car je sens poindre un doute en moi… Cette ‘méthode’ est-elle réellement la bonne et fonctionnera-t-elle de façon pérenne ? Ou est-ce l’effet de surprise qui l’a faite obtempérer sans sourciller ?

Je me pose la question car je me souviens en avoir essayé une ou deux qui ont fonctionné un nombre de fois si infinitésimal que je n’ai pas jugé bon de persévérer.

Ainsi, j’ai essayé la culpabilité :

– Tu te rends compte de toute la nourriture que je jette ? Avec tous ceux qui meurent de faim dans le monde, tu devrais avoir honte ! Et puis, je fais ce que je peux avec ce que je trouve au magasin, tu pourrais te mettre un peu à ma place !

Puis, j’ai essayé la diversion :

– Allez, raconte-moi ton enfance, même si tu me l’as déjà racontée un milliard de fois, fais-toi plaisir ! Tiens, raconte-moi à quel point ta soeur t’agaçait à pinailler dans son assiette et qu’elle se prenait des baffes par ton père…

Elle s’est mise alors à raconter tout en mangeant par automatisme et le plus dur a été de la faire taire. Mais ça n’a pas fonctionné très longtemps. Donc, je me dis que la méthode de l’indifférence n’ira peut-être pas plus loin que les deux autres…

Pff moi qui étais toute guillerette, me voilà de retour dans les bas-fonds du tourment, sabordée par mes propres soins ! Du coup, je tente moralement de me préparer à un nouvel échec. Car il faut absolument que je me maîtrise, que je garde mon calme en toutes circonstances.

Et si j’essayais le yoga sur la Wii-Fit ?…

L’APOCALYPSE

Dimanche 29 mars 2020 – CONFINEMENT J+13

L’apocalypse. La fin des haricots. Le pompon sur la cerise qui fait déborder le vase. Tout est parti de ce matin quand voulant faire le lit de ma mère, j’ai trouvé dans ce dernier des traces de matières fécales…

– Maman, qu’est-ce qui s’est passé, cette nuit ?
– C’est pas moi !

C’est le chat peut-être ?!!

Devant cette nouvelle preuve de mauvaise foi, je suis alors entrée dans une colère noire et j’ai déversé sur elle tout ce que j’avais sur le coeur par torrents. J’ai hurlé qu’elle me sortait par les yeux et que j’allais finir par me flinguer tellement j’étais à bout.

Et plus je lui criais dessus, plus elle me provoquait, me poussant toujours plus loin dans mes retranchements. J’étais furibonde, hors de moi, je me suis rarement mise dans un tel état. Je crois bien, d’ailleurs, que la dernière fois c’était avec elle, en Ecosse… Comme quoi.

Enfin, d’un air faussement résigné, elle a soupiré :

– Je vais appeler mon frère pour qu’il vienne me chercher !
– Ton frère de 82 ans confiné lui aussi ?!
– C’est toi qui as un problème, ma pauvre fille !
– Oh que oui ! Et pas qu’un !

Je lui ai alors donné ses médicaments, ses ordonnances, des exemplaires de dérogation de sortie et lui ai dit de se débrouiller, puisque pour elle, elle n’avait pas de problèmes. Et là, je crois qu’elle s’est rendu compte.

C’est terrible à gérer, le déni de la maladie. Déni qui en lui-même est un symptôme.

Ainsi, quand on l’écoute, elle est âgée, certes, mais pas impotente ni dépendante et certainement pas déficiente. J’imagine que ce n’est facile pour personne d’admettre que l’on n’est plus ce que l’on a été. Mais au quotidien pour les aidants, c’est la double peine : refaire et redire les mêmes choses chaque jour dans le vide, c’est-à-dire sans le moindre espoir que cela soit enregistré, et être perpétuellement en butte avec la personne dont on s’occupe qui ne voit pas la nécessité de cette ‘aide’ accrue.

Elle n’y est pour rien, je le sais et je devrais m’en rappeler à chaque fois que j’ai envie de l’étrangler. Mais ses troubles cognitifs sont une telle tannée !

En conséquence, elle est incapable de savoir le jour que l’on est et oublie tout dans l’heure qui suit, ce laps de temps se réduisant au fil des jours. Incapable également d’enregistrer des gestes simples lorsqu’ils sont nouveaux : reconnaître la sonnerie de l’interphone de celle du téléphone, fermer la porte et la boîte aux lettres à clef et de retirer la clef, bien entendu se servir de son portable, appeler les secours avec la touche SOS…

Elle est en revanche parfaitement capable de raconter par le détail son enfance, la guerre et ses privations, les rapports difficiles avec sa mère, la douleur de perdre son père, les colonies de vacances où les garçons mettaient des grenouilles dans le pot de chambre, sa vie de secrétaire et certainement de maîtresse d’Edmond Maire, la vie avec mon père, mai 68, les procédures d’adoption de mon frère et moi, ses combats en tant qu’assistante maternelle qui ne voulait pas séparer une fratrie, la maladie et le décès de mon père il y a huit ans…

Elle ne s’en prive pas d’ailleurs, en boucle comme un disque rayé. Une litanie abrutissante à longueur de journée qui pourrait, à elle seule, faire péter les plombs à plus d’un maître-zen ! Et lui dire que cela fait trois-cents fois qu’on entend ses histoires ne l’arrête pas pour autant !

Mais quand on l’interroge sur la raison de sa présence chez moi, elle dit qu’elle était dans son appartement à un moment donné puis à l’hôpital puis chez moi mais ne parvient absolument pas à se souvenir du pourquoi du comment et encore moins du quand.

Si seulement elle pouvait se souvenir de la raison de son séjour à l’hôpital et se souvenir du médecin qui lui a dit qu’elle ne pouvait plus vivre seule, peut-être pourrait-elle comprendre ?

Si elle pouvait se souvenir que c’est elle-même qui s’est envoyée aux urgences en reniant quelques mois auparavant son médecin traitant parce que, selon elle, c’était une vieille bique et donc en ne prenant plus la cortisone qu’elle prenait depuis des années pour ses rhumatismes…

Car la cortisone – et on ne l’a su qu’à ce moment-là, c’est vrai – était le seul bouclier contre cette maladie de Horton, maladie assimilée à Alzheimer, qui rongeait certainement son frein depuis des années aussi. La cortisone hors de jeu, Horton a pu prendre possession des lieux et s’est alors déchaîné comme un gamin privé de sortie qu’on emmène enfin au parc Astérix : épanchement pleural, oedème cardiaque, arythmie… Bref, deux semaines en soins intensifs avec des tuyaux partout.

Et ce n’était qu’un coup de semonce ! Je me demande bien ce que sera le bouquet final…

Doublement vicelard, ce Horton : non seulement les troubles cognitifs ne sont reconnaissables que lorsqu’ils sont déjà installés, mais aussi, alors que tout pointait vers lui, la biopsie de l’artère temporale nécessaire pour son diagnostic s’est révélée négative.

Cependant, et je cite : « Un résultat négatif n’exempte pas de la maladie de Horton dont c’est une des spécificités et doit être considéré comme un élément aidant au diagnostic sans être pour autant révélateur. » Gnagnagna.

La conclusion des médecins : Horton or not Horton, Alzheimer ou Trucbidulechouette, peu importe l’étiquette, on doit faire avec. Enfin ‘on’… JE dois faire avec. Sans traitement, surtout.

Bref, après les soins intensifs, ma mère a passé un bon mois dans un lit défoncé en gériatrie à subir tous les jours un escadron d’examens. Car si les motifs de son arrivée aux urgences avaient été gérés, d’autres pathologies se sont avérées alarmantes.

Déjà, la manifestation violente de sa myélodysplasie diagnostiquée au forceps il y a deux ans. C’est une maladie génétique de la moelle osseuse qui se met à produire les plaquettes ainsi que les globules rouges et blancs de façon erratique. Elle peut induire notamment une apathie complète quand ces derniers sont en baisse. Là, ses taux étaient tellement bas qu’ils se relayaient chaque jour pour vérifier que ma mère était toujours vivante. Le fait qu’il n’y ait pas d’hématologues dans cet hôpital n’a pas aidé et ce ne sont pas les indications sibyllines de l’hématologue qui suivait ma mère à Necker jointe in extremis qui ont fait avancer le schmilblick.

Ensuite, elle a eu une infection si vicieuse qu’aucune des dix-mille analyses et ponctions effectuées n’a pu l’identifier, ni les antibiotiques l’éradiquer, laissant les médecins bien décontenancés devant son lit alors qu’elle se tordait de douleur après sa énième ponction pleurale.

Ils n’ont jamais pu trouver d’où venait cette infection mais comme la fièvre a fini par disparaître comme elle était venue, ils ont capitulé devant les supplications de ma mère pour la faire sortir, en recommandant toutefois un suivi médical des plus serrés. Ils n’ont pas manqué, au passage, de taxer ma mère de ‘cas médical’. De cas tout court, je dirais.

Et voilà comment le 28 octobre 2019, j’ai récupéré une mère déphasée et maigrelette aux troubles cognitifs vaguement identifiés, un suivi médical relevant du parcours du combattant à mettre en place et bien entendu, zéro mode d’emploi.

Je commençais déjà à soupçonner que j’allais en baver mais j’étais à dix-mille lieues de savoir que le pire m’attendait. Et le pire, bah… c’est l’anorexie mentale. Avec les compliments d’Horton/Alzheimer ! Bon dieu que ce truc-là est une saloperie !

Cela a commencé peu de temps après qu’elle soit rentrée de l’hôpital où elle avait perdu beaucoup de poids à cause, selon elle, de la piètre qualité des plateaux-repas. Certes, la batterie d’antibiotiques lui coupaient bien l’appétit et lui provoquaient des nausées mais c’était très certainement déjà les premières manifestations de son anorexie. La psychiatre et la diététicienne n’ont pas pu faire grand-chose, à part le diagnostic. Elles ne m’ont pas briefée, aussi.

Moi, je n’avais de cesse de lui présenter tout ce qu’elle aimait manger pour qu’elle retrouve son coup de fourchette légendaire lui permettant de se remplumer. Mais c’était trop tard, le blocage avait déjà pris racine dans sa tête.

C’est ainsi qu’aujourd’hui, elle mange contrainte et forcée l’équivalent d’une portion d’un enfant de quatre ans, autant dire qu’il y a des restes qu’elle essaye parfois de cacher sous une feuille de salade. On aurait un chien qu’il serait obèse.

Et à CHAQUE repas, même au goûter, c’est la même comédie, le même sketch, si cela pouvait être comique. Un enfer trois fois par jour, sept jours sur sept. Peu importe ce qu’il y a dans l’assiette, petit plat cuisiné ou conserve, peu importe si la quantité est celle d’un rationnement en temps de guerre, elle a dix secondes d’enthousiasme puis son regard s’assombrit, les sourcils se froncent et c’est parti pour un sons et lumières qui peut durer jusqu’à trente minutes :

1. J’ai pas faim.
2. Je vais essayer de tout manger mais c’est beaucoup trop pour moi.
3. Si je pouvais, je mangerais juste une tomate.
S’ensuit une série de soupirs gros comme des pets de vache et :
4. Je suis obligée de tout manger ?

S’enchaînent des gémissements et des râles d’agonie :

5. Au choix : C’est trop salé ! C’est trop sucré ! C’est trop sec ! C’est trop mou ! C’est pas bon !
6. Ça m’étouffe !
7. Ça tourne dans ma bouche, je n’arrive pas à avaler !
8. Ça me lève le coeur !
9. Je vais vomir !

Enfin, elle se prend la tête dans les mains et pleurniche :

10. Je ne sais pas ce qui provoque ces nausées, je n’étais pas comme ça avant…

Et comme je l’incite fortement à finir son assiette, elle a ce mouvement d’épaules et la bouche qui s’entrouvre sur un semblant de haut-le-coeur et quelques éructations bruyantes mais inconsistantes. Elle me regarde alors du coin de l’oeil, guettant ma réaction et constatant que je n’en démords pas, elle se résigne et termine son assiette dans de gros soupirs. La suppliciée sur la place publique et son bourreau impitoyable.

Elle m’a fait une variante une fois : en signe de protestation, elle m’a jeté le maïs de sa salade au visage avec l’air insolent d’une gamine qui cherchait une baffe. On se serait crus dans une mutinerie à la cantine scolaire ! Depuis, je ne lui donne plus d’aliments qui pourraient faire office de projectiles…

Au début, je mettais ça sur le compte de sa rébellion, je n’avais donc que de la colère pour toute réponse. Et quand j’ai commencé à comprendre, cela n’a pas été mieux : ma colère s’est teintée de détresse, créant à chaque repas un maelstrom de tensions duquel ni elle ni moi ne pouvions échapper.

En fait, de la voir si amaigrie, limite anémiée à l’hôpital, ça m’a fait un tel électrochoc que j’en ai fait une croisade, bataillant à chaque repas sans rien lâcher, ne pensant qu’à lui faire reprendre du poids.

Mais en plus de ne pas être la bonne méthode avec son caractère défiant, elle n’a pas repris de poids, elle a même continué à en perdre jusqu’à ce que, désemparée, je lui fasse prescrire des compléments nutritionnels qui ont fait le job, me permettant de relâcher légèrement la pression.

Cela a eu pour effet pervers de mettre en exergue toutes les autres choses qui m’exaspéraient sans que j’y prête attention, obnubilée que j’étais par ses troubles du comportement alimentaire. J’ai réalisé alors que ces derniers n’étaient pas la seule source, même si énormes contributeurs, de ma colère monumentale : chaque jour à chaque instant, sciemment ou pas, à propos de tout, à propos de rien, elle me provoque, elle teste mon autorité, comme si elle avait bah cinq ans.

On dit bien que les vieux retombent en enfance. D’aucuns, bien plus psychologues que moi, diraient qu’elle cherche à retrouver un peu de pouvoir dans ce rapport de forces, à avoir prise sur quelque chose alors qu’elle n’a plus le contrôle de sa propre vie…

Et cela fonctionne, je saute dedans à pieds joints. Je m’emballe comme un cheval fou à la moindre de ses réflexions et plus je m’emballe, plus elle se drape dans son rôle de victime tout en continuant à me balancer des piques. Pour alimenter le feu, quoi. Un cycle infernal.

Apprendre à un enfant est essentiel car on sait qu’il va grandir, se construire, se développer avec ce qu’on va lui apprendre. Mais apprendre à un vieux qui a de plus une maladie dégénérative ?

Je ne suis pas Don Quichotte.

Sans compter l’aspect ‘sans filtre’ de ces moments que je suis obligée de passer avec elle. Sans plus aucune considération pour moi, elle éructe la bouche ouverte, elle graillonne, elle crache, elle pète… Ça non plus, on ne me l’avait pas dit. Mais si cela ne me faisait pas particulièrement broncher au début, le fait est de constater qu’aujourd’hui, je suis de moins en moins imperméable à toutes ces infamies, ce qui ne fait qu’ajouter à ma coupe déjà bien pleine.

Ainsi, en fin de journée, j’atteins un tel niveau de frustration et de fureur que cela me fait souhaiter un soulagement par noyade dans l’alcool. Ou par noyade tout court. Je n’en peux plus. Bientôt cinq mois de bagne et je ne sais pas si je verrai le sixième.

Peut-être que je ne sais pas faire ? Que je n’ai ni les compétences ni la vocation ? Je ne suis pas patiente, je suis irascible, intransigeante et sans compassion aucune.

Je suis trop dans l’affect, je suppose, ça m’empêche de me détacher. Mais bon, je ne suis pas infirmière psychiatrique et personne n’a trouvé opportun de soulever cette lacune. Bref, je fais avec mes petits moyens et je me retrouve aujourd’hui au bout du chemin sur un terrain vague envahi de ronces, sans cisailles et sans espoir…

22.00. Je me sens très minable. Aujourd’hui, j’ai bien failli mettre ma mère sénile de 88 ans à la porte et faire une crise cardiaque dans la foulée tellement j’étais hors de moi.

Honnêtement, je ne sais pas comment j’ai réussi à me calmer. Je vais devoir travailler là-dessus sérieusement. Car c’est à moi, j’imagine, de faire quelque chose. Ce n’est pas elle qui changera à son âge, certainement pas avec sa maladie qui l’exonère en bonne partie.

Peut-être que ses troubles s’amoindriraient si je n’étais pas comme ça avec elle ? Peut-être s’alimentent-ils de ma colère ?

Ainsi, il faut que je parvienne à discerner ce qui met le feu aux poudres chez moi, ce qui me fait démarrer au quart de tour et me rend folle de rage. Même si j’ai déjà une petite idée, il faut que j’en trouve la racine.

Ensuite, il faudra que j’apprenne à ne pas réagir à ses provocations, à lâcher du lest sur ce qui n’est pas essentiel et à trouver un moyen de me mettre en retrait pour me défouler. Car ce n’est plus vivable, ni pour elle, ni pour moi.

C’est beau, la théorie. En tout cas, ça permet de dormir. Avec deux somnifères, tout de même.

NO EXPECTATIONS, NO DISAPPOINTMENTS

Jeudi 26 mars 2020 – CONFINEMENT J+10

21.59. Un texto de Walter « Yo J’espère que tout va bien de ton côté ». Comme à mon habitude, je n’y réponds pas. Déjà, parce que tout va mal de mon côté, ensuite parce qu’une fois de plus, je me sens blessée. Blessée de ne valoir qu’un texto laconique.

On devait se voir le 9 mars mais il a annulé une énième fois. J’ai commencé à lui écrire une lettre d’adieu mais le temps que j’organise mon propos, le confinement a été annoncé. J’ai réalisé alors qu’il avait été confiné une semaine à l’avance et que pour une fois, l’annulation de notre rendez-vous n’était pas de son fait.

« No expectations, no disappointments.
J’ai longtemps essayé de te rayer de mon coeur, j’ai toujours échoué. Je t’ai tant attendu, la morsure de la déception me marquant chaque fois plus profondément. Mais je n’ai jamais pour autant pu mettre un point final. Je sais que c’était quelque peu masochiste et pourtant, je n’éprouvais aucun plaisir à souffrir. J’étais juste là, encore et toujours.
Puis, cette situation a commencé à m’étouffer et j’ai compris : cette relation, cette non-relation plutôt, était devenue un poison qui me tuait à petit feu. Pour toi, je suis sûre que c’est pareil. Cette absence dans notre vie et notre incapacité à en faire une présence sont devenues toxiques, pour l’un comme pour l’autre.
Tu disais que tu te ‘haïssais d’être si lâche’, que tu pleurais souvent. Tu disais vouloir qu’on se pardonne l’un l’autre et que l’on regarde droit devant ensemble. Tu voulais tant de choses avec moi, pour moi et pourtant, le simple geste de m’appeler est insurmontable. Tu me demandais si j’étais prête à venir habiter avec toi, tu disais que tu serais là pour moi, que tu ne me laisserais pas tomber et pourtant, tu es capable de ‘disparaître’ pendant plusieurs mois.
Nous deux, n’est-ce pas un fantasme qui est peut-être voué à rester dans le domaine de l’irréel ?… »

Bref, j’ai laissé filer. J’avais d’autres préoccupations. Et ce soir, je n’ai pas envie d’en ajouter une autre.

LA CHASSE AU JOB

Mercredi 25 mars 2020 – CONFINEMENT J+9

« … Déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile… soit à la promenade avec les seules personnes regroupées dans un même domicile… »

Voilà, maintenant c’est explicite. Dans le doute, ça fait une semaine que je n’ai pas sorti Maman. Autant dire qu’elle est plus qu’ankylosée. Bon, je ne me plains pas trop, si j’avais eu un berger allemand, j’y aurais eu droit trois fois par jour. Allez, hop, on va faire le tour du pâté de maison. Je lui interdis de toucher quoique ce soit mais par précaution, je lui scotche des moufles.

En rentrant, je me mets sur l’épluchage des offres d’emploi que j’ai mises un peu de côté ces derniers jours. Comme tout le reste. Après m’avoir oubliée un bon mois, la fibromyalgie s’est rappelée à mon bon souvenir avec une énorme fatigue et des maux de tête abyssaux, faisant de moi comme à l’accoutumée une grosse chiffe molle.

Je constate que le type d’offres d’emploi a évolué en quelques jours : même si cela ne me concerne pas, je vois des offres pour des postes de directeurs avec salaire à six chiffres, des médecins, des psychiatres mais aussi des agents secrets (hahaha), des manipulateurs de missiles… Les grosses boîtes institutionnelles voire les ministères recrutent à des postes-clefs, même l’institut Pasteur a besoin de chercheurs !

Je trouve cela très étonnant car ce sont habituellement des postes qui ont peu de turn-over et qui se pourvoient en règle générale d’eux-mêmes en cercles fermés. Assistons-nous à un changement en profondeur de la société où même les postes d’énarques doivent passer par des annonces sur Monster ?

Je vois aussi des trucs qui me laissent pantoise devant mon écran : ‘Happiness Manager responsable du feel-good process’… késako ?? J’essaye de lire leur annonce en entier mais comme ils font du tutoiement une seconde nature, bah je zappe. Je déteste ça. On n’a pas gardé les cochons ensemble. Je suis old-school, j’ai peut-être tort. De toute façon, même si je décrochais un entretien, lorsqu’ils s’apercevraient que je n’ai pas et ne veux pas de smartphone, ils me raccompagneraient illico vers la sortie en me traitant de dinosaure. Donc, pas de regret.

Je réponds toutefois à quelques offres, même si je sais que je pars avec trois handicaps : le confinement actuel qui rend extrêmement difficile voire impossible tout entretien, l’éclectisme de mon parcours professionnel qui peut paraître incongru et, il faut bien le dire, mon âge.

Pas évident de démontrer que mon parcours atypique, mon autodidactie et la sagesse liée à ma tranche « pas encore senior mais plus une jeunette » sont des atouts d’une richesse incroyable au cours d’un entretien qui n’a pas lieu…

Pas évident surtout en ces temps de crise inédite. La visibilité des sociétés sur leur propre avenir étant très faible voire nulle, c’est normal que les embauches soient gelées. La priorité est de refaire un semblant de chiffre d’affaires dès que possible en essayant de conserver les emplois existants.

Alors, j’ai bien pensé à une reconversion dans un domaine d’activité qui lui ne connaît pas la crise, je dirais même qu’il est en plein boum : l’aide à la personne. Ma doctoresse, avec laquelle j’ai sympathisée, me verrait bien à mon compte intervenir dans une ou plusieurs résidences seniors dont elle ne manque pas de faire mention, sachant que j’ai déjà une solide expérience avec ma propre mère…

Je lui fais remarquer que justement, je trouve que je suis nulle dans ce domaine et que cela requiert des compétences dont peut-être je ne dispose pas. Mais selon elle, s’occuper d’un étranger est beaucoup plus facile que de s’occuper d’un parent.

M’occuper d’enfants, alors ? J’ai toujours eu la touch avec les mômes et le métier que je voulais faire quand j’étais jeune, c’était pédopsychiatre. Réparer les enfants cassés. Car il n’y a rien de plus beau que le rire d’un enfant. J’ai bouffé du Dolto et compagnie à foison, j’avais une vraie vocation mais je ne me suis pas donné les moyens. J’ai même tué dans l’oeuf tout espoir d’études en fuguant de chez mes parents à trois mois du BAC.

Aujourd’hui, repartir sur dix ans d’études, ce n’est hélas pas envisageable. Alors, nounou ? Pas vraiment mon truc. Non, je crois que les enfants et les vieux, ce n’est plus pour moi. J’ai assez donné, je ne veux plus être la piñata de ces bouffeurs d’énergie. Je ne veux plus être au service de qui que ce soit.

Sans compter les démarches pour remonter une structure, aussi simplifiées qu’elles puissent être en auto entreprenariat, rien que de penser au business plan et à l’étude clientèle, ça me fatigue. Je n’ai plus la flamme.

J’aurais au moins retiré quelque chose de cette expérience de petit patron : VIVE LE SALARIAT ! Car outre la sécurité et une paie en fin de mois, je n’ai aucun problème à rendre des comptes à quelqu’un et avoir un cadre est bien plus motivant pour moi que d’être livrée à moi-même et à mes incertitudes.

Bref, j’ai fait mes petits calculs. Avec les indemnités de Kevin que l’on s’est partagées lui et moi, je peux tenir sans revenus jusqu’à fin juin max. J’espère d’ici là que cela va se décanter car sinon, c’est ma mère qui va devoir payer le loyer. Et si je l’ai étranglée avant, bah…

Je devrais peut-être demander le RSA ? J’ai horreur de quémander, je me connais, je préfèrerai faire des ménages ce qui, en soi, est un job tout-à-fait honorable et dans lequel j’excelle, en plus. Je verrai.

18.00. C’est fou, quelques jours d’inactivité et j’ai pratiquement tout perdu à la Wii. La reine du hula-hoop peut ramasser ses cerceaux et se brosser avec. Et la gym, n’en parlons pas, me voilà aussi souple qu’une amphore ! Ou serait-ce ma fibromyalgie qui dit stop ?

KEVIN

– On peut aller boire une bière au bistrot ?

Oui, Maman, l’année prochaine. Si j’avais un katana, je me ferais hara-kiri. Bon, j’en ai un mais c’est un ouvre-lettres… Un cadeau d’un ancien collègue japonais de ma vie avant le restaurant. Autant dire que j’y tiens. Je l’ai récupéré in extremis dans les affaires de Kevin lorsqu’il a déménagé il y a cinq mois pour emménager dans l’appartement qu’occupait ma mère que j’ai donc accueillie chez moi. Un échange standard.

Lundi 23 mars 2020 – CONFINEMENT J+7

L’occasion pour nous de concrétiser notre rupture jusqu’à lors impossible depuis presque un an, faute d’argent. Kevin, mon ex-compagnon et associé, et moi n’avons pas eu d’autre solution que de rester sous le même toit, car avec un smic à deux, il était impossible de prendre chacun son appartement.

Même si l’on s’est organisé avec chacun son espace, la tension n’a fait qu’augmenter jusqu’à devenir quasiment insoutenable. Cet échange Maman versus Kevin est donc tombé à point : plus que huit-dix heures par jour au lieu de vingt-quatre à nous supporter l’un l’autre. Et financièrement, rien ne changeait : ma mère continuait de payer le loyer de son appartement équivalent à la moitié du mien, la part de Kevin.

Je reste cependant dubitative devant le paquet de ‘si’ qui envahit soudain mon esprit, avec un monumental « si j’avais su » en tête de proue… Bref, aurais-je su choisir entre la peste et le choléra ?

Du coup, je m’interroge. Qu’est-ce qui me fait remplacer un enfer par un autre ? Voire même, en ayant l’intuition bien en amont que c’est une mauvaise idée, pourquoi y vais-je quand même tête baissée ?

Qu’est-ce qui me pousse irrémédiablement vers des impasses ou sur des chemins chaotiques qui mènent tout droit dans un ravin ? Pourquoi j’ignore mon instinct, pourtant infaillible, de façon quasi systématique ? Suis-je capable de m’écouter moi-même ? Pourquoi je m’enferre dans ces calvaires que je crée de toutes parts ? Et pourquoi ne parviens-je pas à en faire autre chose qu’un abîme de supplices qui me coûte à chaque fois, outre la plupart de mes plumes, une partie de mon âme ? Serais-je masochiste ?

Il aura fallu que ma meilleure amie me colle une bonne grosse claque, de celles qui sonnent mais qui délivrent en même temps, pour que je sorte de ma léthargie. Elle s’inquiétait du malaise qu’elle percevait chez moi et craignait que nos 20 ans d’amitié ne soient compromis. Sa lettre a donc été le déclic pour que je sorte enfin tout ce qui couvait en moi et je ne l’en remercierai jamais assez. Voici ma réponse.

« Ma Nénette,

Cette lettre, ça fait des mois que je voulais te l’envoyer. Ca fait tout autant de temps que j’ai mal de ne pas arriver à le faire. Pardonne-moi.

En novembre dernier, j’ai voulu en finir avec ma vie qui n’en était plus une.

Je me disais alors « Qu’est-ce qu’il me reste ? J’ai personne dans ma vie, pas d’enfants, je suis esclave de ce projet dans lequel j’ai laissé ma santé physique et morale et pour lequel je me suis endettée à vie, je n’ai plus d’espoirs, je ne suis plus qu’un fantôme. A quoi bon continuer ? »

Une seule chose alors m’a retenue : ma mère. Je n’avais pas le droit de la laisser toute seule. Je l’avais déménagée de son petit village pour vivre près de moi car impossible de m’en occuper à distance avec mon rythme de travail effréné, ce n’était pas pour lui faire faux bond maintenant.

J’avais aussi – et j’ai toujours – une peur panique de la perdre, je me disais alors que l’on devait s’accrocher l’une à l’autre car la disparition de l’une provoquerait inexorablement la disparition de l’autre…

J’ai commencé alors un gros travail d’introspection, le grand plongeon dans mon psyché. Force est de constater que j’ai trouvé quelques réponses, à commencer par comprendre pourquoi j’en étais là.

Chaque enfant adopté, peu importe ses origines, trimballe un trauma avec lui toute sa vie, une blessure plus ou moins vive mais inéluctable. Un jour peut-être, s’il a de la chance, il arrive à faire la paix et il trouve des bases solides pour se construire. Mais c’est rare. On apprend simplement à museler le loup qui nous dévore de l’intérieur.

Certains choisissent la pente savonneuse des expédients, n’importe quoi pour anesthésier la douleur, d’autres font foirer inconsciemment chaque projet de leur vie car ils pensent qu’il ne valent rien – sinon, pourquoi les aurait-on abandonnés – d’autres, murés dans leur égocentrisme, ne cherchent que la reconnaissance et sont incapables de donner, d’autres au contraire se mutilent dans des relations de dépendance totale, d’autres encore sont emplis d’un amour-haine qui détruit leur compagne car ils projettent sur elle l’image de la mère toute puissante et par là même, l’entière responsabilité de leur abandon…

Moi, j’ai grandi avec une colère immense dans les entrailles que j’ai réprimée comme j’ai pu. Je me souviens des nuits passées à hurler silencieusement dans le noir, de cette boule de rage que je projetais contre des murs invisibles, de mon oreiller que je retrouvais trempé de larmes au matin…

Je me souviens surtout de ce que je ressentais, de ce qui tambourinait dans ma tête, une sorte de raisonnement autarcique qui excluait le monde entier, un sentiment d’extrême solitude qui ne m’a jamais vraiment quittée depuis l’âge de douze ans : « Je n’ai besoin de personne, je ne fais confiance à personne, je ferai toujours mes propres choix et si je me plante, cela n’appartiendra qu’à moi. Car ce choix, je ne l’ai pas eu quand on m’a abandonnée. »

J’ai eu de la chance, il faut croire, j’ai réussi à faire la paix vers mes 30 ans. Sans pour autant me départir de cet instinct de survie de louve solitaire qui m’a coûté plus d’une relation, fatigués qu’ils étaient d’attendre que j’aie un jour besoin d’eux.

Ainsi, tous mes échecs, je ne les dois qu’à moi-même. Le pire, c’est que je suis ultra-instinctive, je sais tout de suite. Et de façon incompréhensible, plus l’idée me semble mauvaise, plus je prends le mors aux dents et je m’entête, je me dis qu’au mieux ce sera une impasse et qu’au pire bah… je survivrai.

Donc, je savais que Kevin était une mauvaise idée et ce, dès que je l’ai rencontré, comme je savais que ce projet de restaurant avec lui l’était tout autant. Honnêtement, de toutes les mauvaises idées que j’ai pu avoir dans ma vie, ces deux-là sont les pires et elles m’ont anéantie. J’étais à un tel niveau de désespoir que j’envisageais la mort comme une délivrance bénie.

Kevin et moi aurions dû nous séparer déjà en 2015. Je m’étais alors confiée à toi au téléphone, en larmes. Oui, nous aurions dû. Pourquoi cela n’a pas été le cas alors que je savais pertinemment que c’était la seule chose à faire ? Ai-je pensé que je pouvais encore lui pardonner ? Ai-je espéré qu’il puisse changer ? Je ne sais pas trop et aujourd’hui, crois-moi, je m’en veux.

Je n’ai plus peur des mots : Kevin m’a détruite, annihilée, exterminée, me blessant toujours plus profondément et me faisant me sentir comme la pire des monstruosités faite femme. Il parait comme ça quelqu’un d’affable mais en coulisses, il n’est que chaos, noirceur et fiel, un gouffre d’affres, un vortex de souffrances et de tourments qui aspire toute étincelle de vie alentour.

J’imagine aussi que la situation d’extrême tension au restaurant et le fait que ni l’un ni l’autre ne pouvait s’y soustraire n’ont pas aidé, voire n’ont fait qu’aggraver la situation. Cela est monté à un tel point qu’un jour où l’on s’engueulait au restaurant pour les mêmes raisons que d’habitude, hors de lui, à bout de nerfs et à court d’arguments, le couteau qu’il avait à la main s’est arrêté à deux centimètres de mon ventre, retenu de justesse au dernier moment…

Je n’ai pas porté plainte car premièrement je ne voulais pas y croire, deuxièmement parce que si j’envoyais mon chef de cuisine en prison, c’en était fini du restaurant et troisièmement parce que j’arrivais encore à comprendre au vu des circonstances.

Mais j’avais fini de lui pardonner. Il m’aura fallu cette dernière preuve pour mettre un point final même si, tardif, à notre relation. Mais comme on n’avait pas les moyens de se séparer pour de bon, on a dû faire avec, chacun de son côté de l’appart en essayant de se respecter. Et de respecter le travail de l’autre pour continuer de maintenir le restaurant à flots jusqu’à ce qu’on le vende.

Depuis, on a au moins une chose en commun : que tout cela se termine.

Quand ce sera le cas, il repartira très probablement dans le sud, moi je resterai ici pour m’occuper de ma mère, je reprendrai un boulot, j’aurai une paie – alléluia ! – mes week-ends, bref, je pourrai enfin redémarrer ma vie…

Comme tu as eu raison de me montrer à quel point j’étais con !

Tout est de ma faute. J’ai fait de mauvais choix, j’ai négligé mes amis, je me suis coupée de tout, de tout le monde, je ne savais plus fonctionner en dehors de ce restaurant et aujourd’hui, je ne sais plus qui je suis… Bref, il me tarde vraiment de retrouver celle que j’étais. Ou peut-être de devenir enfin celle que je dois être ?

Et j’ai besoin de ton aide, je crois… Accepterais-tu que l’on se voit prochainement ?

20 ans d’amitié. Je donnerais tout pour revenir à cette époque où j’étais insouciante, inconsciente probablement. Mais dieu que c’était bon de ne rien savoir de la vie !

Merci, ma Nénette, du fond du coeur. »

Aujourd’hui, ça fait neuf jours que Kevin est parti de l’appartement de ma mère au-dessus du restaurant que l’on a dû rendre après la liquidation. Un ami lui loue un petit appartement à côté, sans toutefois lui faire payer de loyer le temps qu’il retrouve un emploi. J’aurais pensé qu’il filerait tout droit dans son Sud chéri, exécrant Paris et ses ‘bouffons de parisiens’… Comme quoi.

Aujourd’hui, mes rapports avec Kevin se limitent à quelques brèves prises de nouvelles, principalement concernant la paperasse de notre séparation et pour les suites de la liquidation judiciaire du restaurant qui a été reportée aux calendes grecques à cause du confinement. On ne sait donc pas à quelle sauce on va se faire bouffer, quel montant on pourra tirer de la mise aux enchères ergo le montant de la caution que nous réclamera la banque mais bon, on verra le moment venu. Sachant que par principe, nous contesterons cette caution.

On devait aussi envoyer en AR la dissolution de notre PACS mais c’est compliqué avec le confinement : plus de services postaux, plus de notaires… En même temps, ce n’est pas comme si l’un ou l’autre voulait se remarier, donc pas d’urgence.

Et on a toujours un compte-joint avec partage des charges jusqu’à fin avril, un compte-joint que l’on clôturera quand on aura chacun retrouvé un emploi et passé notre période d’essai, quand, plutôt si une banque nous accorde un prêt-restructuration pour rembourser notre dette familiale, c’est-à-dire l’argent que nos amis et nos familles nous ont prêté pour monter le restaurant, pour rembourser aussi notre prêt conso personnel et payer les avocats qui contesteront la caution bancaire au Tribunal du Commerce. Tout est en stand-by, confinement oblige.

Lui aussi galère pour retrouver un boulot. Vu la conjoncture actuelle, c’est très compliqué. Si moi j’ai dit adieu pour de bon au monde de la restauration et que je dispose d’expériences dans d’autres domaines, lui non. C’est une drôle de situation, quand même. Le connaissant, il doit tourner en rond comme un lion en cage, ne pouvant même pas profiter de cette inactivité forcée pour aller au golf, son unique passion dans la vie. Sans hypocrisie, j’ai un peu de peine pour lui.

Bref, les échanges entre Kevin et moi sont amicalement froids ou froidement amicaux, synthétiques et factuels. Je n’éprouve pas de rancoeur particulière ni de regrets. Je n’éprouve rien, je crois, certainement pas de la haine car je ne parviens pas à haïr quelqu’un qui a partagé ma vie. Même s’il m’a fait subir plus d’une infamie, je me dis que j’ai dû le faire morfler aussi, alors on est quittes.

Mais quand je repense, il y a ne serait-ce que quelques mois, à tout ce que j’encaissais jour après jour, je me félicite d’avoir tenu le coup, même si je ne sais pas trop comment j’ai fait…

Au restaurant, Kevin était quelqu’un qui ne gérait absolument pas son stress, donc il était parfaitement imbuvable quand il était sous tension. Avec tout le monde certes, mais moi j’avais l’impression que je prenais double dose. Bref, il explosait à tout bout de champ pour rien, ils faisaient voler les casseroles dans toute la cuisine, je savais qu’il faisait la plonge au bruit de la vaisselle qu’il cassait tout en accusant les autres, il vociférait, me bousculait, m’injuriait devant les clients…

En dehors des services, ce n’était guère mieux : son travail étant selon lui prioritaire, il n’avait de cesse de dénigrer le mien qu’il jugeait futile et jamais il n’a pu comprendre que lui et moi devions être complémentaires.

De par mon statut de seule dirigeante, les décisions finales m’incombaient mais je lui ai toujours demandé son avis en tant qu’associé. Avis qu’il ne me donnait jamais, sauf après coup quand il s’avérait que c’était foireux : c’était de ma faute, je n’écoutais pas, je décidais toute seule… Et il me laissait seule dans la panade sans jamais prendre une once de responsabilité. C’est bizarre, quand je faisais quelque chose de bien, c’est là et seulement là qu’il disait ‘nous’ …

Les employés se plaignaient et nombreux sont partis à cause de lui. Et moi, je devais gérer derrière les menaces de prud’hommes, les transactions à l’amiable qu’il me reprochait copieusement d’ailleurs, traitant les ex-salariés de voleurs et moi de minable… Ce n’était pas yakafokon avec lui mais plutôt takafoktu. Facile.

C’est aussi quelqu’un de foncièrement raciste et de misogyne. Il ne s’en cachait pas vraiment, sauf quand moi, excédée, je mettais le holà à ses ‘négros’, ‘racaille de fainéant d’arabes’, ‘youpins de merde’, ‘grosse pute’ et j’en passe. Parce que moi, rien que de les écrire, ces mots me font mal. Il y avait toujours un climat malsain qui m’étouffait mais dans lequel lui semblait se complaire, se gargarisant de ses blagues nauséabondes et de ses opinions à oeillères, sans pouvoir ne serait-ce qu’imaginer que l’on puisse ne pas être d’accord avec lui.

En privé, pendant les rares moments où l’on se croisait, il était supportable, parfois même gentil. Je n’ai jamais compris comment il pouvait abriter en lui ces deux personnages si opposés sans qu’il y ait conflit. C’était flagrant : à la seconde où il posait le pied au restaurant, il changeait littéralement de visage qui s’assombrissait d’un coup, se durcissait et le moindre de ses regards sur moi se chargeait alors d’une haine farouche.

Et lorsque l’on passait un moment ensemble dans une relative légèreté, la haine que je pouvais ressentir envers lui lorsqu’il était abject d’égoïsme et de méchanceté, disparaissait aussitôt et je m’en voulais. Ça revenait très vite. Puis, au fil des jours, ces moments légers se sont raréfiés jusqu’à l’extinction, me laissant imbibée dans une amertume sans fond.

Sans oublier sa quête pour retrouver sa mère biologique qui est devenue de plus en plus pressante jusqu’à l’obnubilation… Cette quête, entamée juste avant que l’on se rencontre, je l’ai soutenue de toutes mes forces car je suis passée par là et je savais que c’était primordial. J’ai surtout espéré qu’il puisse trouver la paix, combler le vide et in fine changer. Déjà, d’arrêter de projeter sa mère en moi aurait été beaucoup.

Bref, c’est arrivé comme ça, l’été dernier : il a enfin retrouvé sa mère biologique. Sans mentir, j’étais très heureuse pour lui. Sans mentir là non plus, je me suis dit :

– Pourvu qu’il change !

L’été dernier, le restaurant a été placé en redressement judiciaire avec une période probatoire de six mois pendant laquelle nous devions redoubler d’efforts et de chiffre d’affaires si possible. Pas une période à prendre des vacances, quoi. Mais devant l’urgence manifeste de rencontrer sa famille biologique au pays, j’ai cédé et j’ai fermé le restaurant pour deux semaines au creux de l’hiver afin qu’il puisse partir là-bas. Je me suis dit qu’au point où on en était, cela ne ferait pas la différence et déjà, je souffrais de plus en plus d’être seule sur ce navire en perdition à ramer pour deux.

A son retour, il y a bien eu quelques jours, trois je dirais, le temps que le jet-lag s’efface, où il était presque décontracté. Puis, il a repris son costume de monstre infect. J’ai particulièrement apprécié le fait qu’il remercie de façon dithyrambique sur facebook ses amis et sa famille qui se sont cotisés pour lui offrir le voyage et que moi il me zappe complètement. Apparemment, je ne faisais partie ni de sa famille, ni de ses amis… Bref, ça reflétait parfaitement son état d’esprit.

Très franchement, j’aurais continué à soulever des montagnes, à me battre comme une lionne et à supporter l’insupportable si seulement j’avais eu quelqu’un à mes côtés pour me soutenir. J’ai tout porté à bout de bras, toute seule, j’ai même porté double fardeau sans jamais pouvoir en parler à qui que ce soit.

Aussi, fin janvier, quand j’ai vu la conjoncture faire poindre l’issue fatale pour le restaurant, j’ai jeté l’éponge et demandé à l’administrateur judiciaire qui nous suivait de convertir la procédure de redressement en liquidation dès que possible. On aurait pu encore tenir quelques temps – bon, pas beaucoup, avec le corona virus – surtout que l’on s’est remis à bien travailler début février mais moi, je n’en pouvais plus.

D’ailleurs, quand on a commencé à entrevoir les implications de la liquidation, comme les rats quittent le navire quand il coule, Kevin m’a alors informée qu’il ne paierait pas sa part de la caution bancaire et qu’il prendrait un avocat – un ami à lui, donc sans frais – pour défendre ses intérêts, partant du principe que comme ma mère vivait avec moi, j’étais à l’abri financièrement et que je pouvais me permettre de payer toutes les dettes ! Il est même allé jusqu’à penser que par vengeance, j’allais l’essorer du peu qu’il avait et l’enfoncer à la première occasion… Délire de persécution ? Fameux ami lui bourrant le mou ? Mauvaise conscience ? Un peu des trois, je dirais.

Bref, j’étais abasourdie devant l’étendue de sa lâcheté, littéralement sonnée. Lorsque j’ai pu reprendre mes esprits, je lui ai alors rappelé trois choses :

  1. Je continuais à contribuer de moitié à toutes nos charges dont la pension de SES enfants.
  2. Je lui avais donné la moitié de mes meubles et de ceux de ma mère alors que lors de la dissolution d’un PACS, chacun repart avec ce qu’il avait en arrivant, dans son cas, rien.
  3. La caution bancaire ne s’applique pas par tête mais d’un seul tenant en se fichant de la répartition entre les associés et qu’à ce jeu-là, je pouvais très bien me faire déclarer en invalidité, auquel cas la banque lui réclamerait à lui ‘ma part’.

C’était surtout l’idée qu’il se faisait de moi alors qui m’a le plus choquée et blessée : une sale pute, moi aussi ?…

Une très longue conversation a suivi, un monologue plutôt, lui acquiesçant de temps à autre, et il a fini par revenir à de meilleurs sentiments, promettant d’assumer sa part. Même si je veux le croire aujourd’hui, j’ai conscience de la fragilité de sa promesse et tout au fond de moi, je me prépare déjà au fait qu’il ne la tienne pas.

Est-ce parce qu’il a consulté juste avant qu’on se rencontre un voyant qui lui a prédit une ‘rencontre à double tranchant avec la femme de sa vie qui allait l’entraîner dans une affaire destructrice’ qu’il a toujours marché à reculons avec moi ?

Est-ce qu’il m’en veut de l’avoir fait tout quitter pour me rejoindre sur Paris pour qu’au final ça foire ? Je ne lui ai cependant pas mis la pression, au contraire, une relation à distance me convenait assez.

Ensuite, il s’est avéré que les horaires de nos deux métiers étaient diamétralement opposés. Une relation par post-it sur le micro-ondes ne m’intéressant pas, l’idée de travailler ensemble dans notre propre restaurant a germé en moi. J’aurais mieux fait de me couper un bras, voire les deux ce jour-là.

Qu’est-ce qui nous a retenus de nous séparer en 2015, soit un an avant qu’on démarre le restaurant ? A plus forte raison, qu’est-ce qui m’a faite tomber amoureuse de lui deux ans auparavant, alors que j’avais senti instinctivement le mur au fond de lui ?

Qu’ai-je pensé trouver chez lui qui m’a faite dire adieu à l’amour de ma vie Walter qui, cela dit en passant, n’a toujours été qu’un fantôme dans ma vie ? Me suis-je jetée dans les bras de Kevin parce que Walter m’avait trop faite languir ?

Ou était-ce l’attrait du « On est pareils, on a vécu la même histoire, on se comprend » ?

Une belle fumisterie, d’ailleurs, ce truc-là. Car même histoire ne veut pas dire même ressenti. Quant à la compréhension réciproque, c’est une démarche tellement personnelle et intrinsèque que l’on est incapable de se tourner vers un autre nombril que le sien. On ne se comprend pas soi-même, comment peut-on comprendre quelqu’un d’autre ? Mais bon, j’étais à l’époque dans cette mouvance d’enfants adoptés du même pays, on se regroupait sur le thème, souvent en soirées, à boire plus qu’on ne discutait. Et c’est au cours d’une de ces soirées que j’ai rencontré Kevin.

A ce moment-là de ma vie, j’étais aussi un peu perdue après onze ans dans ma boîte et un plan social qui m’avait apporté un gros chèque, certes, mais surtout de grandes incertitudes sur ce que j’allais faire de ma vie. Bref, une grosse remise en question professionnelle, certes, mais aussi et surtout personnelle avec l’évidence d’une seule conclusion : j’étais une vraie solitaire, faite pour vivre seule. Pour mon bien… et pour le bien des autres !

Qu’est-ce qui m’a pris alors d’aller à l’encontre de la seule certitude que j’avais ? Comment m’a-t-il convaincue du contraire ? L’a-t-il fait, d’ailleurs ou y suis-je allée de plein gré ? Il m’a bien chanté la chanson « Pour toi, je veux changer, je veux être un meilleur homme et ne plus être le salopard qui a bousillé la vie de deux femmes qui lui ont fait chacune un enfant dont il ne voulait pas » mais est-ce cela qui m’a charmée ? Surtout quand on sait qu’entre ‘je veux’ et ‘je vais’, il y a un fossé…

Ai-je pensé qu’il était ma dernière chance, moi qui venais juste de me déclarer prête pour le couvent ? Ai-je pensé tout court ? Je crois bien que non. Tout en lui me disait de ne pas y aller mais je n’ai rien voulu entendre. Moi qui certainement avais besoin de me trouver belle dans le regard d’un homme, frustrée que j’étais de toute cette absence de Walter dans ma vie, n’ai-je pas succombé au premier regard enamouré par substitution ?…

Pff… Suis morte ! C’est crevant, les introspections. Surtout que j’ai l’impression d’avoir soulevé plus de questions que d’avoir trouvé de réponses. Allez, une petite dernière avant de me mettre devant House M.D :

Je reconnais m’être lancée à corps perdu dans ce désastre parce que c’était ce qu’il y avait de pire à faire et que j’étais bornée. Je sais également que j’aurais dû me poser cette question avant de m’harnacher d’un autre bât dans la foulée.

Mais cette lucidité dont je fais magistralement preuve est-elle suffisante pour avancer ?…

PLANNING & FIBROMYALGIE

– Tu ne vas pas travailler aujourd’hui ?

Si si, Maman, je termine de me préparer et j’y vais. Oh la la, grosse journée au restaurant qui m’attend ! Question matinale : sait-elle qu’elle vit dans une autre dimension ?

Dimanche 22 mars 2020 – CONFINEMENT J+6

9.00. C’est étrange de se lever sans planning, encore plus de se coucher avec le sentiment de n’avoir rien accompli de la journée. Les premiers jours, j’ai savouré, j’ai pris ça pour des vacances, moi qui en avais été privée depuis quatre ans ! Aujourd’hui, la perspective d’un désoeuvrement à long terme commence à être pesante.

Alors, j’écoute à la radio les différentes idées d’occupations… Ce n’est pas stupide sauf que pour moi :

A. RANGEMENT/TRI : déjà fait il y a cinq mois.
B. DECORATION/REAMENAGEMENT/BRICOLAGE : idem.
C. MENAGE DE PRINTEMPS : pour moi, c’est tous les samedis.
D. CUISINER : si faire chauffer le micro-ondes, c’est cuisiner alors oui.
E. FAIRE DE LA PÂTISSERIE : suis allergique au gluten.
F. PRENDRE UN BAIN/S’OCCUPER DE SOI/SE FAIRE UNE BEAUTE : pour qui ?
G. REGARDER DES FILMS : déjà fait le tour de ma vidéothèque et la VOD, c’est pourri.
H. LIRE : je préfère écrire.

Quant à faire du sport, en l’occurrence aller courir, je ne suis pas adepte. Enfin, ma fibromyalgie ne me permet pas d’être adepte. Elle ne me permet pas grand-chose, en fait. Ca dépend si j’arrive à dormir malgré les cachets que je m’enfile, ça dépend si je ne suis pas réveillée à 5 heures du mat par les douleurs et si ces dernières décident de ne pas me squatter toute la journée en me clouant au lit, si je n’ai pas de maux de tête à m’en taper le front contre les murs, si j’arrive à aligner plus de trois mots de façon cohérente, si la seule lumière du jour ne me retourne pas les yeux dans les orbites, si je ne suis pas crucifiée de fatigue, si simplement je parviens à me servir de mes mains sans hurler de douleur…

C’est par phase, par crise. Entre chaque, tout s’estompe. C’est présent mais supportable. Les crises durent en général un ou deux jours mais parfois toute une semaine et l’espace entre chacune d’elles est très variable : je peux être tranquille un mois, parfois deux mais dernièrement, c’était plutôt dix jours. Même s’il n’y a pas grand-chose à faire, j’arrive maintenant à les identifier et surtout à me dire qu’elles sont passagères, un peu comme des invasions de sauterelles, donc je gère mieux.

Ainsi, ces crises se caractérisent par la survenue soudaine d’une grande apathie, je suis siphonnée de toute énergie et je ressemble alors à un gros sac à patates vide. S’ensuit la démultiplication de tous mes symptômes, comme un rouleau-compresseur qui me broie littéralement. Et puis, ça passe.

Pour pouvoir travailler, je n’avais d’autre choix que de me gaver d’antalgiques, j’ai même essayé les opiacés. Et j’imagine que le rythme infernal qu’imposait la gestion de mon restaurant n’a pas arrangé les choses. Je me souviens de mon unique jour de repos que je passais souvent intégralement au lit, littéralement pétrie de courbatures à ne pas pouvoir poser le pied par terre. C’était comme si j’avais été battue comme plâtre, rouée de coups, tout mon corps était douloureux.

Je récupérais un peu puis c’était reparti le lendemain avec trois Nurofen dans le coco. Si je ne les avais pas systématiquement vomis, je crois que j’aurais continué de prendre mes petits cachets verts à la morphine…

Depuis que j’ai arrêté de travailler, j’ai l’impression d’avoir retrouvé mon corps. Les douleurs, les courbatures sont toujours là mais moins fortes et surtout, j’ai un plus grand temps de récupération. Je ne marche plus à longueur de temps comme Yetta (la grand-mère de Fran Fine) sauf après ma séance quotidienne de gym. Ou après avoir monté les escaliers parce que l’ascenseur est en panne. Oui, même un seul étage à grimper et j’ai les courbatures d’après une ascension de la Tour Eiffel.

J’ai longtemps cru que c’était un compte à rebours. Que mon corps allait s’éteindre organe après organe, muscle après muscle et que mes allergies alimentaires n’étaient pas un hasard avec l’anémie en bout de lorgnette. Une sensation de désintégration. A tout moment, je m’attendais à tomber en morceaux et à ce que l’épitaphe ‘Game over’ s’affiche devant le monticule de mes débris.

C’est une vacherie de maladie, quand même. Silencieuse, invisible, sournoise, incurable, sans traitements, très longtemps déconsidérée car relevant, selon le corps médical, de l’hystérie féminine… Moi, j’ai été diagnostiquée en 2008, un peu par défaut comme tous les autres fibromyalgiques de la terre. J’avais passé à l’époque tous les tests cliniques du monde, consulté tous les médecins, tous les rhumatologues, tous les neurologues qui hochaient la tête d’un air entendu et qui finissaient par me dire sur un ton acerbe :

– Vous n’avez rien, Madame, c’est dans votre tête !

Jusqu’à ce que l’un ose enfin poser un diagnostic : fibromyalgie. J’avais l’impression que ça lui faisait mal de le dire, que c’était un gros mot. Bref, devant les « Il n’existe pas de traitements » et « Il faut apprendre à vivre avec la douleur », j’ai fait mes propres recherches et j’ai importé du Canada un traitement non-homologué en France, donc bien sûr pas remboursé par la Sécu : du collagène tiré d’ailerons de requin et de krill. La boîte de 50 gélules coûtait 50 dollars et je devais en prendre 6 par jour… A défaut de soulager mes douleurs, cela a soulagé mon portefeuille.

Dépitée, je me suis tournée vers les médecines qu’on appelle alternatives. Je me disais que le seul risque était que je sois déçue et c’est ainsi que j’ai découvert que l’acupuncture me soulageait. A tel point que je m’endormais parfois sur la table, tel un porc-épic extatique. J’en ai profité pour faire des séances pour arrêter de fumer… Bon, là, ça n’a pas marché. Je dirais même que j’ai doublé ma consommation depuis. J’ai peut-être été piquée à l’envers ?

Maintenant que j’ai le temps, je vais peut-être reprendre… Après le confinement, bien sûr. Et puis, je l’aimais bien, mon acupunctrice vietnamienne. Avec le temps, on avait fini par se lier d’amitié et on papotait souvent comme des pies. Elle me parlait beaucoup de ses voyages, du Vietnam, de la Chine, de la Californie, elle se plaignait de son beau-frère, de ses enfants pourtant majeurs et vaccinés mais qui dépendaient encore d’elle et de son mari, on parlait d’astrologie, de cuisine, on s’échangeait des adresses de restaurants – je connais grâce à elle les vrais restaurants vietnamiens et cambodgiens de Paris – on a même dîné ensemble plusieurs fois… Tiens, je vais la rappeler, prendre de ses nouvelles.

Dimanche. Pendant longtemps, c’était pour moi un jour ouvré comme les autres au restaurant, un des plus gros, d’ailleurs : on proposait un brunch non-stop qui cartonnait tellement que l’on finissait à 18 heures complètement hagards et exsangues. Ma soirée était alors essentiellement consacrée au bullage en croix sur mon lit devant la télé.

Le lendemain, notre unique jour de fermeture, c’était souvent pareil que le dimanche soir mais quand je parvenais à tenir debout, je faisais le ménage ou de la paperasse pour le restaurant que je n’avais pas eu le temps de faire la semaine.

Ouep, ma vie pendant plus de trois ans a été presqu’exclusivement clio-resto-dodo, avec très peu d’interactions en dehors de cette trilogie. Et quand j’ai dû accueillir ma mère chez moi il y a cinq mois, ma vie a drastiquement changé, elle s’est ‘ouverte’ d’une certaine façon.

En effet, ne travaillant plus le soir, je rentrais vers 17 heures pour faire faire sa promenade à ma mère ou l’emmener chez le médecin, le pédicure, le coiffeur, l’opticien, faire les courses, aller à la pharmacie, à la mairie pour son dossier d’APA… J’ai redécouvert la vie à l’extérieur.

Et une foultitude de choses que j’avais complètement oubliées, comme de dire « Bonjour, Monsieur. » en entrant dans un commerce ou un restaurant en tant que cliente, cette fois. Comme de faire de vraies courses autres que des chips pour mon bullage-télé, de faire des mots fléchés dans une salle d’attente, de simplement me promener dans mon quartier, de faire du lèche-vitrines, de prendre de nouveaux itinéraires en voiture et de me perdre parce que pas de GPS et toujours pas de smartphone…

En fait, ça me faisait l’impression de sortir de prison. C’est ce que j’avais dit au dentiste qui me demandait ma profession pour sa fiche, il m’avait alors regardée d’un oeil suspect :

– J’ai dit c’est COMME SI je sortais de prison, docteur ! Ça veut dire que je ne sais plus.

Bref. En réhabilitation totale. Un réapprentissage de la douce banalité de la vie. Aujourd’hui, avec le confinement, c’est le retour à la case prison. Je vais devoir reprendre mes habitudes d’ermite autiste.

18.00. Finalement, à force de n’avoir rien prévu de la journée mais ayant tout à faire quand même, bah je ne vois pas le temps passer, limite je suis débordée, un comble !

Donc, me voilà en train de d’établir un planning, un vrai avec des horaires fixes et des plages plus ou moins flexibles. Pas d’objectifs cependant, si ce n’est « survivre et ne pas devenir chèvre ».

Et voilà ce que ça donne.

7.30 # Réveil, petit-déjeuner, un peu de facebook, de scrabble, les infos et la météo.
8.30 # Je vais réveiller Maman, je prends sa température et sa tension que je note scrupuleusement dans son cahier de constantes.
Option A. Elle met ses bas de contention et vient prendre son petit-déjeuner. Comme elle a oublié de mettre son dentier, elle fait un aller-retour qui l’amène à table à 9.00. Pendant ce temps-là, je me prépare et je fais les lits.
Option B. Je bataille pour qu’elle prenne une douche, si je gagne, je retourne glander sur facebook en attendant de l’aider à se sécher et à mettre de la crème sur ses jambes. Ensuite, elle met ses bas de contention, elle s’habille, elle vient à table puis retourne mettre son dentier qu’elle a oublié pour prendre son petit-déjeuner vers 9.30.
9.30 (ou 10.00 selon l’option A ou B ci-dessus) # Dépliage de mails et consultation des offres d’emploi.
10.30 – 12.30 # Au choix :
– Trilogie ‘Franprix-pharmacie-bureau de tabac’
– Tour du quartier en mode tortue avec Maman
– Diverse paperasse à gérer
– Ménage si on est samedi/repassage si le panier est plein
– Grosse flemme ou mal partout donc glandage en mode bubble shooter
12.30 # Je prépare le déjeuner.
13.00 (13.20 si je fais la maline avec mes casseroles) # Déjeuner avec Maman.
14.00 # J’ai du mal à cerner ce créneau… Pause syndicale ?…
14.30 – 17h30 # J’écris. Je pense. Je bulle. Je fais une pause vers 16.30 pour le goûter de Maman.
17.30 # Wii-Sports + Wii-Fit + gym. 2 heures de ‘sport’ que je regrette toujours après. Mais bon, que je bouge ou pas, j’ai mal, alors autant brûler les calories des chips.
19.30 # Prise de température et tension de Maman, je prépare son plateau-repas, j’écoute les infos, je refais son pilulier, je range la vaisselle et je prépare la table pour le petit-déjeuner du lendemain.
20.00 # Maman mange dans sa chambre devant la télé, j’en profite pour me doucher et me mettre en pyjama.
20.30 # Je prépare mon plateau-repas, j’attends que Maman finisse de manger.
21.00 # Je me pose enfin devant ma salade saupoudrées de graines de courges, mon oeuf mayo et mes chips, je refais un tour de ma vidéothèque.
23.00 # J’ai pris mon somnifère et j’attends qu’il fasse son boulot, lovée au fin fond de mon lit, mon casque sur les oreilles et la seule lumière de la télé qui éclaire mon visage. C’est mon moment à moi, celui où je suis dans ma bulle, où je relâche tout et me donne avec délice à l’euphorie qui précède l’endormissement. En général, au bout d’une heure. Sinon… bah j’ai des cernes le lendemain.

Et comme j’aime bien être la première levée mais aussi la dernière couchée, j’en ai souvent, des cernes. Heureusement que ma mère ne se réveille pas à 5 heures du mat ! Ca me faisait un peu peur au début, vu qu’elle a la dépense calorique d’une bernique, son planning à elle étant de bayer aux corneilles quasiment toute la journée.

Je sors peu, par nécessité seulement. En cela, je suis un bon petit soldat qui respecte les consignes du gouvernement. Je suis surtout une ancienne agoraphobe qui a rechuté en toute impunité, voire même avec une certaine délectation. Si je pouvais ne pas sortir du tout, cela me conviendrait.

Je passe en revue tous les termes qui me viennent à l’esprit : caverne, tanière, antre, coquille, havre, couvent… Et je n’éprouve aucune honte. Alors, je continue : pluie, hiver, crépuscule, nuit, désert, solitude… Je sais que je suis bizarre. On se moque de moi très souvent, voire on me taxe d’alien. Je dois être la seule au monde à crier de joie quand vient l’heure d’hiver.

D’ailleurs, c’est bientôt l’heure d’été et j’en grimace d’avance. Je jette un oeil par la fenêtre : il y a bien quelques joggeurs, des chiens avec leur maître en laisse, des poussettes, des trottinettes mais franchement pas grand-monde. A la même époque l’an dernier, la rue et le parc grouillaient de monde matin, midi et soir. Sans parler de la terrasse du café en-dessous qui m’obligeait à vivre fenêtres fermées tellement les nuisances étaient fortes !

C’est pour cela que je préfère l’hiver, je crois : pas d’happy hour aviné et bruyant qui se termine à 1 heure du mat, pas de squatteurs sur les bancs qui braillent toute la nuit, pas de rodéos de scooters pétaradants, pas de troupeaux de gamins qui hurlent dans le parc…

Donc, six mois dans l’année, j’ai envie de me suicider rien qu’en ouvrant ma fenêtre. Dire que j’avais choisi ce quartier parce qu’il était quasiment désert ! En neuf ans, bah il s’est bien rempli. Et ça me donne des envies de déménagement dans le Larzac. Quoiqu’il paraît que maintenant, c‘est bondé aussi. Rempli de lunatiques comme moi, j’imagine…

Et là, avec le confinement, j’ai honte de l’avouer mais ma rue, c’est… LE PARADIS ! Un bonheur de silence ponctué des seuls chants d’oiseaux dans les arbres du parc. Plus de bus, plus de camions de livraison, plus de débrayages à 60 décibels, plus de kékés en Porsche et surtout plus de brouhaha continuel !

Je me mets à la fenêtre et je prends le soleil, je contemple les arbres en fleurs, les canards qui se sont enhardis… Je me suis même aménagé un petit coin à la fenêtre avec mon fauteuil que j’ai garni de coussins moelleux.

Je mets le CD 110 Missae Breves BWV 235 & 236 de J.S. Bach complete edition et plus aucune raison de sortir de cet appartement ne trouve grâce à mes yeux. Je suis un ours.

LA CONTESTATAIRE DE SERVICE

 

– Je veux aller me promener !

Oui, Maman, remplis ta dérogation et indique bien que tu n’as rien à cirer de « Les plus fragiles, particulièrement les seniors, doivent éviter de sortir à tout prix. » Pour plus de sûreté, je bloque son déambulateur avec un antivol de vélo et je cache les clefs de la porte d’entrée. Je me sens comme un geôlier, me manque plus que le HK.

Samedi 21 mars 2020 – CONFINEMENT J+5

08.00. J’arrive tant bien que mal à passer une commande sur Ooshop… La livraison est prévue dans quinze jours ! Bref, direction Franprix puis la pharmacie pour récupérer les médicaments de ma mère. On avait rendez-vous au J-1 du confinement pour renouveler son ordonnance mais le cabinet médical a fermé ce jour-là.

Toutefois, les pharmacies délivrant tout de même les traitements pour les affections chroniques avec les anciennes ordonnances, me voilà donc au comptoir de la pharmacie où j’en profite pour glisser mon ordonnance à moi, expirée elle aussi, ce à quoi on me répond :

– Ah non, Madame, on ne peut pas pour les hypnotiques ! Il faut refaire faire une ordonnance.

Parce que l’insomnie, c’est pas une affection chronique ?!

J’appelle mon docteur qui me dit qu’ils vont bientôt mettre en place la télémédecine, sachant qu’il faut une ordonnance spéciale manuscrite, on va rigoler… Bref, je me félicite intérieurement d’avoir gardé un petit stock secret, il me reste de quoi dormir je dirais dix nuits alors je me résigne et pas rancunière pour un sou, j’offre mon stock de masques récupérés du restaurant.

Franprix a bien été ravitaillé. Je fais donc le plein d’endives, de fraises, de patates puis je cours vers les oeufs et le lait mais devant les rayons vides, j’interroge le responsable qui me répond :

– On ne sait pas quand on sera livrés. Le problème, ce n’est pas le manque de marchandises car les entrepôts sont pleins, c’est le manque de bras pour conditionner et livrer !

Dépitée, je remplis mon caddie de yaourts et me mets fortement à envisager d’adopter une poule et une chèvre.

12.00. Je m’affaire dans la cuisine. Maman arrive dans mon dos en ninja :

– J’ai envie d’huîtres, on va au restaurant ?
– Non.
– Pourquoi ?
– C’est fermé.
– Bah on peut aller manger ailleurs ?
– Pff… Tu te souviens de ce qu’a dit le président à la télé lundi ?
– Non.
– Penses-tu qu’il me reste assez de salive pour te redire ce que je te dis matin midi et soir depuis une semaine ? Et qu’est-ce qui m’assure que cette fois-ci tu l’enregistreras ?

Je sais comment ça va finir : je vais lui asséner les mêmes choses encore et encore, elle va m’envoyer promener en disant que je fabule, je vais monter dans les tours, elle va se renfrogner et me dire qu’elle s’en fout, qu’elle se fout de tout d’ailleurs et moi, ivre de colère, je vais lui crier que je ne la supporte plus.

Alors, je serre les dents, j’essaye de penser à autre chose car je sais que je vais lui sauter à la gorge à la prochaine réflexion. Je respire profondément et je finis par lui servir son steak haché coquillettes en lui disant que le restaurant est en rupture d’huîtres.

Je me déteste quand je suis comme ça avec elle. Autant dire que je me déteste depuis un bout de temps déjà. Là, j’ai réussi à désamorcer au prix d’un effort quasi-surhumain mais il s’en est fallu de très peu pour que cela parte encore une fois en queue de sucette.

Il faut que cela change, on ne peut pas continuer comme ça. Surtout avec ce confinement qui risque de durer. Le problème, c’est que je ne sais pas quoi ni comment faire.

Déjà, prendre du recul et tenter d’analyser objectivement la situation. Peut-être que si je décortique tout bien, si j’arrive à comprendre ses mécanismes et les miens, je trouverai une solution, une façon de fonctionner toutes les deux qui évitera de nous entretuer…

Alors oui, ce n’est pas de sa faute, elle est malade. En partie tout du moins, car je pense que son caractère, d’une dureté que je n’avais pas soupçonnée, est un acteur majeur dans cette crise. Une forte tête qui aime faire ce qu’elle veut comme elle veut, qui se dit conciliante mais qui remet tout en question, un visage d’ange de fausse bonne nature vu de l’extérieur, un démon d’égoïsme et d’amertume en coulisses.

Et le récit en long et en large de sa vie ne fait que confirmer qu’elle a toujours été de nature contestataire envers quiconque détenant la moindre autorité. Sa mère déjà, qu’elle dépeint comme la pire des harpies, une de celles qu’on aurait dû tondre à la libération, ses différents chefs de service lorsqu’elle travaillait auxquels elle s’opposait dès lors qu’on lui intimait un ordre qui lui déplaisait, mon père auquel elle a imposé des choix de vie aux antipodes des siens…

Elle m’a même parlé d’une monitrice de colo qu’elle avait dans le pif, elle refusait d’obtempérer par principe et se retrouvait souvent chez le directeur… J’imagine sans peine la scène :

– Pourquoi tu ne veux pas courir autour du château comme les autres ? Tu dois faire de l’exercice, c’est bon pour la santé.
– Je trouve ça idiot.
– Tu ne peux pas rester là toute seule et moi je dois m’occuper des autres.
– M’en fous.

Aujourd’hui, c’est moi, la monitrice de colo. Et quel tremplin extraordinaire j’ai fourni à sa rébellion ! A commencer par son emménagement chez moi immédiatement à sa sortie de l’hôpital. Je le reconnais, ce n’était pas l’idée du siècle. Elle, si farouchement indépendante, s’est retrouvée parachutée chez moi où soudain elle n’a plus eu voix au chapitre et où chaque paramètre de sa vie a été contrôlé de A à Z.

Plus de repères, plus de petites habitudes, un chamboulement total très dur à accepter et ce, même si elle avait été vraiment d’une nature conciliante. Mais au lieu d’essayer de s’y faire, elle s’est d’emblée arc-boutée contre ce qu’elle a considéré comme une dictature et la guerre a commencé.

Je ne saurais dire si elle en a conscience mais elle vit dans la dissidence perpétuelle, le défi par principe. Tout est sujet à caution et son arme favorite est la critique, la réflexion désobligeante à propos de tout et de rien. D’ailleurs, la première chose qu’elle m’est dite en arrivant chez moi ce lundi 28 octobre 2019 :

– L’eau n’est pas bonne, elle a un goût.

Et deux jours après, en lui faisant visiter les environs :

– Il est minuscule, ton parc, chez moi avant, j’avais un vrai parc ! Et les gens sont snobs dans ton quartier.

Quand je lui ai demandé un jour pourquoi elle ramenait sa fraise systématiquement, elle m’a répondu :

– Je ne sais pas, c’est plus fort que moi.

Bien entendu, jamais un compliment, ne serait-ce qu’une légère manifestation de contentement. Rien ne lui convient, il y a toujours un truc qui ne va pas et surtout si cela vient de moi. Elle est même passée maître en l’art d’aller exactement à mon encontre :

  1. J’installe sa table pour manger dans son fauteuil, elle la replace sur deux centimètres. Pareil avec son verre qu’elle repose automatiquement à côté de son set parce que moi, je l’ai mis dessus.
  2. Je baisse le son de la télé qui hurle parce qu’elle est sourdingue, elle le remonte dès que j’ai le dos tourné, je lui dis que ça me dérange, elle me répond qu’elle s’en fout, je lui dis qu’on lui fera faire un appareil auditif dès qu’elle aura les moyens de payer ce que sa mutuelle de merde ne paye pas, elle me répond qu’elle n’en a pas besoin et qu’elle ‘choisit’ d’entendre ce qu’elle veut.
  3. Je ferme la fenêtre parce que ça tire sur le chauffage resté allumé et que j’ai froid, elle la rouvre en disant qu’elle a chaud tout en mettant son gilet.
  4. Je lui conseille de mettre des chaussures confortables pour aller se promener, elle met celles qui lui font le plus mal aux pieds et elle s’en plaint jusqu’au retour.
  5. Je lui dis de se mettre à gauche pour pouvoir pousser la porte d’entrée, elle se met à droite et je dois la contourner.
  6. Je viens prendre sa tension et sa température matin et soir, elle en profite alors pour se lever faire autre chose, me laissant comme une noix avec le thermomètre et le tensiomètre dans les mains, limite je la rassois de force et j’entends invariablement « J’en ai pas besoin, je ne suis pas malade ! »
  7. Je lui offre un sac à mains à Noël car ses anciens sont, selon elle, trop petits ou trop grands, elle décrète que celui-ci a trop de poches et qu’elle ne retrouve rien dedans.
  8. Je lui donne du sirop car elle tousse un peu, elle n’en veut pas et dit, dans une quinte de toux, qu’elle n’est pas malade et que je veux la droguer.
  9. Je vais à la pharmacie avec les mesures de ses jambes pour lui acheter de nouveaux bas de contention car elle se plaignait de ses anciens qui étaient éculés et distendus, elle ne les porte qu’une seule fois en pestant qu’ils sont trop serrés car, selon elle, j’ai dû mal prendre les mesures…

Autre exemple : nous étions elle et moi récemment dans l’ascenseur en revenant d’un plein de courses avec deux énormes sacs remplis à ras bord :

– Je peux en prendre un, je ne suis pas impotente !
– Tu tombes déjà toute seule les mains dans les poches, tu vois le truc si tu portes un sac lourd ? Si tu veux m’aider, occupe-toi déjà de tenir debout et laisse-moi faire, j’ai l’habitude.

Arrivées à notre étage, je me saisis d’un sac et le temps de me retourner pour attraper le deuxième qu’elle l’a déjà en main et… elle se prend les pieds dedans et s’étale, face la première, entre le palier et l’ascenseur…

Et quand je travaillais, je préparais son déjeuner que je plaçais avec des post-it la veille bien en vue dans le frigo, en rentrant le soir, je me rendais compte que bien souvent elle n’y avait pas touché, préférant la pauvre tomate flétrie dénichée au fond du bac à légumes ou ce que j’avais mis de côté pour moi le soir. J’ai dû alors improviser une cachette en bas du frigo avec un muret de cannettes de Coca pour ne lui laisser aucune alternative. Et avoir, moi, une chance de dîner.

Son passe-temps principal est bien sûr la télévision. Elle peut passer des heures devant des émissions les plus déconnectées de la réalité possibles comme les adoptions de la SPA, les enchères, la vie sexuelle des criquets en Tanzanie mais elle refuse de regarder les infos que je lui conseille pourtant pour se tenir au courant :

– Je m’en fiche, ils racontent toujours la même chose, ça me soûle !

Tu m’étonnes que je rame pour lui faire comprendre la crise actuelle et les mesures obligatoires ! Et les rares fois où je lui ai imposé la chaîne, comme l’allocution du président le 16 mars, elle s’est mise à chantonner et à feuilleter ses magazines tout en lorgnant sur la zapette à côté de moi.

Clairement, elle s’en tapait le coquillard. De toute façon, même si elle avait écouté attentivement, elle aurait oublié dès le lendemain et j’aurais dû en remettre une couche :

– On ne doit pas sortir de la maison, sauf sur dérogation.
– Je ne te crois pas.
– Tu me traites de menteuse ?
– Non, c’est toi qui vois cela comme ça. Tu interprètes à ta façon.
– Bien sûr Maman, c’est moi qui suis Alzheimer. Et mytho, en plus.

Bref, j’en ai des centaines dans le genre. Elle contredit par principe tout et tout le monde, et moi plus que quiconque. Un exemple flagrant : elle a les mauvais gestes la plupart du temps et ça rajoute à son handicap, on dirait presque qu’elle le fait exprès. Mais ni les médecins, ni le kiné, ni l’ergothérapeute, ni son frère, ni mon frère et encore moins moi avons pu lui inculquer les bons gestes :

– Vous m’embêtez, j’ai toujours fait comme ça et ça va !

Bien sûr. Les médecins sont des crétins.

Ainsi, sa canne ne lui sert à rien, pas plus que la quadripode que j’ai achetée pensant que ce serait mieux, elle ne fait que la ‘promener’ en effleurant le sol avec… D’ailleurs, quand elle est tombée une fois jusqu’à s’en démettre l’épaule, c’était à cause de sa canne qui faisait du free-style dans ses jambes… Le bras en écharpe pendant quatre mois à cause de son entêtement.

Ou quand elle va pour se lever de son fauteuil, elle prend invariablement quelque chose dans ses deux mains, son verre d’eau, son téléphone, la télécommande et ne peut plus s’aider pour sortir du fauteuil et maintenir son équilibre… Ou pour entrer et sortir de la voiture, au lieu de pivoter puis de pousser sur ses jambes, elle y va immanquablement en biais, ce qui la fait hurler de douleur… Le kiné lui dit que l’important pour elle qui ne sait pas respirer, c’est de marcher doucement mais longtemps sans s’essouffler, mais elle part comme une fusée et s’assied au bout de dix mètres, en nage, le souffle court, à l’article de la mort…

Oui, son esprit de contradiction permanente est une belle chienlit avec laquelle il devient de plus en plus dur de composer. C’est certainement le plus gros caillou sur mon chemin de croix – un caillou, que dis-je, un rocher ! – qui m’en ferait presque oublier les autres, des graviers en comparaison, mais tout aussi empoisonnants. Ses tendances paranoïaques, notamment :

– Je n’ai plus rien à moi, tout a disparu !
– Ah bon ? Ce ne sont pas tes meubles, peut-être ?
– Si… Mais vous ne vous êtes pas servis au passage, toi et ton frère ?
– Tu nous traites de voleurs ?! Et on t’aurait piqué quoi ? Tes oripeaux et tes oies en plastique dont même la déchetterie ne veut pas ?!

Déjà il y a un an, elle avait accusé tout le monde, moi bien sûr, son frère, mon frère, sa nièce, le curé de lui avoir piqué ses lunettes qu’elle avait simplement oubliées dans une poche de veste…

Sa spécialité aussi est de dire tout et son contraire dans la même phrase :

– Je ne suis pas difficile, moi, j’ai connu la guerre, je mange de tout, sauf les plats en sauce, les brocolis, le riz, tout ce qui est sucré mais j’aime bien les nougats !

A l’hypermarché, à des gens qui la laissent passer devant l’escalator :

– Je suis une ancienne parisienne, moi, je n’ai pas peur des escalators !

Bien sûr, elle chancelle et se met à pousser des cris d’orfraie :

– Au secours ! J’ai peur !

Bref. Certains, au sens de l’humour inaltérable, pourraient trouver cela drôle. A vrai dire, au tout début, ça me faisait marrer et marrer tous ceux à qui je le racontais. Et petit à petit, avec un coup d’accélérateur depuis que j’ai arrêté de travailler et que je suis 24/24 avec elle, j’ai commencé à avoir du mal à faire abstraction. A me contenir. A relativiser. A ressentir une quelconque compassion lorsqu’elle joue les victimes :

– J’ai vécu toutes les infamies dans ma vie, je ne comprends pas ce que je t’ai fait pour que tu sois si méchante avec moi !

Son égocentrisme me sidère toujours autant. Ses caprices aussi, sa versatilité, son inconstance, son impatience me laissent pantoise. Comme l’urgence de refaire faire des lunettes à 650 euros pour les laisser en décoration au bout de leur cordon autour du cou :

– Je vois très bien sans lunettes ! Et elles me gênent, je ne m’y habitue pas.
– T’aurais donc pu garder les anciennes, c’est chouette de jeter l’argent par les fenêtres !

Un jour, elle voulait à tout prix des sardines que je n’avais pas dans mes placards, je lui en achète un peu plus tard et lui sers à table :

– J’aime pas les sardines.
– Il y a deux jours, tu ne voulais que ça.
– Bah j’en ai plus envie.

Un autre jour, pensant lui faire plaisir, je l’emmène visiter les jardins d’Albert Kahn car elle m’en avait parlé une fois. Mais arrivée sur place, elle me dit qu’elle n’a plus envie et préfère m’attendre à la sortie… pour me demander le lendemain d’y retourner ! Bien sûr, elle s’est brossée.

Et que dire de son hygiène personnelle que je trouve déplorable et de sa mauvaise foi sur le sujet ? Par exemple, c’est Hiroshima dans les toilettes et donc dans sa culotte, que dire lorsqu’elle m’arrache cette dernière des mains quand que je veux la mettre à laver au bout de trois jours :

– C’est pas sale !
– Bah si, ça pue.
– N’importe quoi ! Je mets une protection.
– Ça protège pas tout, apparemment !

Lors de sa douche bihebdomadaire, je me suis même rendu compte qu’elle ne se lavait pas vraiment, utilisant juste la mousse du shampoing sur sa tête pour se laver uniquement le visage et les dessous de bras…

Que dire de sa brosse-à-dents qu’elle ne rince pas et qui, si je ne la nettoyais pas à fond tous les soirs, serait un véritable bouquet garni, du lavabo jonché de crachas et du sol des toilettes parsemé de gouttes d’urine dans lesquelles elle patauge allègrement ?

Que dire de son idée de la propreté en général ? Par exemple, elle mange la plupart du temps avec les doigts, sauf la soupe (quoique), comme un bébé, ce qui n’est pas grave en soi si ce n’est qu’elle se les essuie dans les cheveux – sa coquetterie capillaire ne la prenant que lors des repas, bien sûr – et que je retrouve du gras, voire des morceaux de jambon ou du riz au lait sur les poignées de porte, les dossiers de chaises et sur le parquet tout le long de son cheminement salle-à-manger/chambre…

Je comprends maintenant comment elle a pu faire de son appartement un taudis innommable, où quoiqu’on ait eu besoin de toucher, c’était gras, poisseux et moisi. Cela ne lui pose pas de problèmes mais moi si, alors je passe et repasse derrière elle à longueur de journée.

Et au début, lorsque je travaillais, je lui demandais parfois de faire des trucs à la maison, ce qu’elle acceptait de très bon coeur. Mais comme d’une, c’était mal fait et de deux, je passais plus de temps à nettoyer derrière elle, j’ai arrêté de lui demander. D’ailleurs, je lui ai interdit le lave-vaisselle dès le deuxième jour car elle avait transformé le sol de la cuisine en bain de pieds d’eau grasse avec des pâtes en flottaison qui s’étendait vers le parquet du salon…

Ainsi, il y avait des épluchures par terre sous la table autant que dans la poubelle lorsqu’elle épluchait des légumes, les oeufs durs étaient vert-fluo car trop cuits et le riz, les pâtes, les légumes n’étaient que bouillie :

– Je fais ça au pif, tu sais !
– Même au pif, 2 heures c’est trop long comme cuisson !

Le linge était étendu en boule à raison de deux boules par étendoir, le repassage était impeccable certes, mais elle pliait le linge de façon à ce que cela ne rentre pas dans mes placards, elle essuyait la table avec une éponge sèche, ne faisant qu’étaler les salissures et bien sûr jetant le surplus par terre…

Bref, à ne rien avoir à faire de la journée, elle a commencé à se sentir inutile, désoeuvrée et j’imagine sans peine que cela n’a pas aidé à l’ancrer dans sa nouvelle vie. Je devrais m’en ficher et la laisser faire mais je n’y parviens pas. Je dois me rendre à l’évidence : rien de ce qu’elle fait ne me convient. Une des raisons, peut-être, de sa contestation permanente ?

En tout cas, cela illustre bien notre antinomie et la guerre de tranchées qui s’est ouverte dès son arrivée chez moi. Une guerre peut-être initiée par l’énorme erreur qui a été de la transvaser sans transition…

Après l’hôpital, si elle était rentrée dans son appartement, si elle avait fait ses cartons, son tri, son renvoi de courrier, déballé ses cartons une fois chez moi et si elle s’était approprié les lieux en les aménageant à sa façon, peut-être aurait-elle pu tourner la page et commencer à s’acclimater.

Mais comme on l’a ‘posée’ dans un nouveau décor, tel un guppy qu’on transvase de l’aquarium chez Truffaut à un sac en plastique puis au bocal qu’on a décoré spécialement avec des cailloux multicolores et un scaphandre qui fait des bulles, même si ce nouveau décor est un joli cocon bien douillet, elle n’a éprouvé aucun besoin de s’y ancrer car ce n’était pas chez elle, c’était juste une chambre d’hôtes.

A ma décharge, je n’ai pas vraiment eu le choix à l’époque. Il était alors vain d’espérer un placement en EHPAD au débotté et la très lourde logistique du maintien à domicile s’est avérée également impossible à mettre en place dans l’urgence. La seule solution viable était que je m’en occupe moi-même mais chez moi, là où je pourrais maîtriser la situation, quitte à aménager mes horaires au restaurant, comme de ne plus travailler le soir.

Je pensais aussi que c’était une bonne idée, que l’on serait bien toutes les deux. Je culpabilisais un peu de ne pas avoir vu qu’elle déclinait dans son coin, je me disais qu’elle avait été là pour moi quand elle m’avait adoptée et que je devais lui rendre la pareille. Je me sentais investie d’une mission…

Et comme je voulais que tout soit prêt à sa sortie de l’hôpital, j’ai tout fait sans elle : déménagé ses affaires, fait le tri en jetant trois énormes sacs poubelle de détritus divers et variés et en en donnant tout autant à Emmaüs, j’ai récuré cet appartement dans un état immonde de saleté, j’ai réaménagé le mien, acheté un fauteuil de douche pour la baignoire, pris en main sa paperasse et son compte
bancaire, fait son renvoi de courrier et rempli le frigo, fière d’avoir réussi à faire tout ça en deux semaines en travaillant douze heures par jour quasiment sept sur sept.

Oui, j’ai cru qu’arracher le pansement d’un coup sec était la méthode la plus efficace pour acclimater une tête de mule alzheimeurée de 88 ans et que les choses se feraient d’elles-mêmes ensuite. Je n’y ai pas foncièrement réfléchi, à vrai dire. Le va-comme-je-te-pousse me semblait être la bonne tactique.

Mais maintenant que j’y réfléchis, je m’aperçois que l’erreur en fait a été de ne pas me souvenir, d’avoir occulté tout ce qui aurait pu peser sur ma décision de la prendre chez moi. Même si à nouveau je n’ai pas trop eu le choix, si je m’étais souvenue, j’aurais certainement fait les choses différemment, à commencer par l’instauration d’un pacte de non-agression et l’administration de neuroleptiques au petit-déjeuner pour toutes les deux.

J’aurais dû me souvenir qu’elle et moi avions des caractères incompatibles car très forts donc opposés sur tout et pour tout, j’aurais dû me souvenir qu’au retour de notre voyage en Ecosse elle et moi il y a huit ans, j’avais failli me déclarer orpheline…

Bon sang ! Je me souviens avoir déclaré haut et fort que plus jamais je passerai plus de deux heures avec elle dans la même pièce, que je continuerai à l’aimer mais de loin, de très loin. J’avais même fait plusieurs séances avec mon psy à l’époque parce que cela m’avait profondément perturbée.

Clairement, je n’ai pas réglé le problème et mon amnésie aujourd’hui m’en apporte la preuve irréfutable avec fracas. Une bonne grosse beigne dans ma tronche. Je m’auto-flagellerais bien si j’avais un fouet.

Et je me souviens aussi, à côté du restaurant, de la résidence pour seniors dont certains venaient manger parfois. J’adorais cette clientèle, je la chouchoutais car j’avais du mal à comprendre pourquoi leur famille les avait placés dans cette résidence, un peu au rebus, quoi.

Je me souviens avoir été choquée une fois ou deux par une fille ou un fils qui parlait mal à sa mère ou à son père. Je me souviens m’être dit :

– Elle est adorable, cette petite mémé, pourquoi sa fille est-elle si dure avec elle ?

Toutefois, une petite voix au fond de moi m’avait soufflé que je ne connaissais pas leur histoire et que la fille avait peut-être ses raisons. Et je les regardais partager un repas quasiment en silence, le visage fermé, la fille enchaînant bière sur bière et ne me gratifiant d’un sourire qu’en partant, comme si elle était enfin soulagée d’une corvée.

Une autre aussi, Tatie Danielle avec Alzheimer, autant dire qu’elle, lorsqu’elle venait au restaurant, c’était rock n’ roll : elle critiquait tout à voix haute, les plats, le service, elle mangeait salement en en mettant partout et balançait des piques sournoises à sa fille qui faisait ce qu’elle pouvait pour se contenir.

On pouvait clairement voir que cette dernière était sur le qui-vive, à fleur de peau, dans l’attente de la pique ultime. On assistait alors immanquablement à un véritable pugilat : la fille criait sur la mère qui prenait à témoin tout le restaurant avec un regard de martyre et des petits râles outrés, ce qui avait pour effet de suralimenter la rage de sa fille qui redoublait alors d’invectives. A tout moment, on pouvait craindre qu’elles en viennent aux mains et qu’elles se servent des restes de nourriture comme de projectiles. Bref, quand elles partaient, j’allais vérifier, résignée, que la vaisselle était intacte et je passais un bon quart d’heure à nettoyer leur table et les environs.

J’étais choquée, je clamais que c’était indigne et que l’on n’avait pas le droit d’agir comme ça avec son propre parent, j’estimais que c’était un devoir d’en prendre soin avec bienveillance. Je ne comprenais pas comment on pouvait en arriver là et comment on ne pouvait trouver de solution, j’avais honte pour eux.

Aujourd’hui, j’ai honte de moi. Honte d’être et de faire comme ceux que j’ai honnis, honte d’avoir jugé sans savoir ce que c’était. Honte d’avoir honte.

Et ça me rend folle. Tout ça me rend folle. J’ai beau me dire que cela ne vaut pas l’ulcère que je me crée toute seule, je n’y peux rien, je me rapproche chaque jour un peu plus du pyjama avec les manches qui s’attachent dans le dos.

J’ai bien pensé me détendre avec un verre le soir, l’ennui c’est que les hostilités commencent le matin dès qu’elle ouvre les yeux. Si je commence à boire à 8 heures du mat, je ne donne pas cher de mon foie.

Je me mets alors à envisager de reprendre les antidépresseurs qui avaient fait le job, à l’époque. Mais à quel prix ! Ah oui, j’étais zen en toutes circonstances, tout glissait sur moi, rien n’avait prise, plus de boule au ventre mais j’avais pris cinq kilos, mes deux quotients intellectuel et émotionnel à – 100, la libido d’un bulot et l’impression d’être morte et de m’en foutre.

Et quand je repense aux deux phases ‘prise d’effet’ et ‘sevrage’, ça coupe court à toute velléité de ma part : pourrais-je supporter à nouveau les vertiges, les hallucinations, les cauchemars, les bouffées de chaleur, l’arythmie et ce sur plusieurs mois ?

Alors, pas d’alcool, pas de cachetons, je me retrouve un peu coincée, moi… Le yoga ? La sophrologie ? La relaxation ? J’ai bien peur que ce soit trop doux pour moi. Ce qu’il me faudrait, je pense, c’est une lobotomie…

Et heureusement que je n’ai pas un sou de violence en moi ! Pas l’ombre d’un instant, même dans des moments d’exaspération extrême, je n’ai ressenti le début d’une envie de lui coller une tarte…

Pff, c’est au moins ça. Si j’avais eu ça en plus dans mon lot à gérer, je crois que je me serais déjà auto-euthanasiée depuis longtemps.

Bon, cette première introspection m’a épuisée. Introspection… déballage, plutôt. Est-ce que ça m’a fait du bien ? Pas vraiment car je sais que c’est l’Acte II le plus important, celui où je vais devoir plonger dans les tréfonds de mon subconscient et prendre mes responsabilités…

21.00. Bon, film de midinette ou film de circonstances ? Outbreak, c’est tous les jours en ce moment, je mets donc Coyote Girls.

REVOIR MA NORMANDIE

– Il fait beau, on va en Normandie ?

Tu ne crois pas si bien dire : aujourd’hui justement, nous étions attendues chez mes amis qui ont un Bed & Breakfast à Arromanches. J’ai annulé, la mort dans l’âme, car j’avais vraiment besoin de faire le point et de me ressourcer.

Vendredi 20 mars 2020 – CONFINEMENT J+4

A chaque grand tournant de ma vie, j’ai ressenti ce besoin irrépressible de me réfugier chez mes amis à Arromanches. On parle des heures devant l’énorme cheminée, en Anglais please, on rit, on pleure, sans jugement et les bras grands ouverts. Ça m’a toujours fait un bien fou, je repars à chaque fois rassérénée, plus légère.

Et j’aime l’endroit. Ce vieux corps de ferme qu’ils ont retapé de leurs mains pour loger dans la gigantesque grange cinq chambres d’hôtes dont la déco ‘6 juin 1944’ fait, sans doute aucun, de l’ombre au fameux musée à côté. Ainsi, le pied de la lampe de chevet est une cartouche d’obus, les casques des GI hébergent des géraniums, je soupçonne même qu’un des dessus-de-lit a été fait dans une toile de parachute…

J’adore leur porridge qu’ils arrosent généreusement de whisky, à 8.00 du mat ça débouche les sinus, j’adore les bières partagées avec les bikers anglais sur la grande table dans la cour, le char d’assaut sous le préau, Dyson le chat-aspirateur de miettes, avant lui Voldie le chat ‘has no name’ et par-dessus tout, leur incroyable hospitalité. Un petit quelque chose qui m’a toujours faite me sentir chez moi.

Une fois, je les avais aidés à remettre en route leurs chambres d’hôtes au printemps. Je me souviens de leur air ravi devant le résultat qu’ils avaient qualifié de ‘spotless’. Cette fois, ma maniaquerie aura eu du bon.

Je profite aussi de mon séjour pour marcher longtemps sur la plage. Je passe immanquablement sur celle de mon enfance à Saint-Côme, je retrouve MON rocher et parfois je m’y ouvre quelques huîtres en regardant les mouettes virevolter. Si la température le permet, je marche les pieds dans l’eau, je fais le vide dans ma tête et je me retrouve bien souvent à Ver-sur-Mer, à dix kilomètres de mon point de départ. La marée est alors montée et je dois prendre le chemin côtier pour rentrer.

J’ai alors un point de vue époustouflant depuis le promontoire en haut d’Arromanches où les couchers de soleil peuvent devenir tout simplement magiques.

J’aime aussi aller au marché de Bayeux, ce marché que l’on arpentait joyeusement le samedi matin avec mes frères et soeurs lorsqu’on était en vacances chez nos grands-parents. Un marché d’une fantastique diversité avec de grands maraîchers qui côtoient des petites mémés qui vendent les oeufs de leur unique poule et les fleurs du jardin, le charcutier spécialisé dans le porc de Longué, le cochon qui ressemble à un dalmatien, un peu plus loin les poissonniers dont les étals débordent de carrelets et d’huîtres de Saint-Vaast et surtout, but ultime de nos pérégrinations, les marchands d’animaux… Pas d’autruches ni d’éléphants, hein, mais des poules et des canards devant lesquels on s’extasiait comme des gamins des villes que l’on n’était pas, pourtant.

Un jour, une pièce de cinq francs en poche, on est partis acheter un poussin que l’on a baptisé Samedi. Un joli poussin bicolore tout mimi qui est resté avec nous bah une journée, le temps pour mes parents de le refourguer au boucher du coin… qui en a fait un poussin puis un poulet de compagnie qui dormait avec eux !

Et après le marché, j’aime aller à la cathédrale que je trouve plus majestueuse à chaque fois. Souvent aussi je me refais la tapisserie de la reine Mathilde que je connais quasiment par coeur et je termine par le coeur historique en remontant par les ruelles aux pavés d’époque.

Un vrai pèlerinage. Car s’il y a bien un endroit sur terre où je reviendrai toujours, c’est là.

J’aime les souvenirs qui se distillent au fur et à mesure de mes pas sur cette terre que j’ai sacralisée. Je me rends compte qu’il y a des odeurs que j’aime parce qu’elles me ramènent aussitôt respirées à cet endroit et à ce moment précis de ma vie où j’ai été la plus heureuse. L’iode, le varech, les galets chauds, la bouse de vache, le moisi dans les salles de bains comme dans celle de mes grands-parents où l’on mettait nos maillots de bain avant d’aller à la plage, les fuchsias, les hortensias et les roses anglaises du jardin suspendu chez mes grands-parents…

J’aime me rappeler de cette impression de bonheur absolu quand à dix ans tout m’enchantait et m’emplissait d’une joie secrète, d’une sérénité simple et douce… Un véritable trésor que j’ai chéri tout au long de ces années comme un phare étincelant dans la tempête qu’a pu être ma vie.