– Tu ne vas pas travailler aujourd’hui ?
Si si, Maman, je termine de me préparer et j’y vais. Oh la la, grosse journée au restaurant qui m’attend ! Question matinale : sait-elle qu’elle vit dans une autre dimension ?
Dimanche 22 mars 2020 – CONFINEMENT J+6
9.00. C’est étrange de se lever sans planning, encore plus de se coucher avec le sentiment de n’avoir rien accompli de la journée. Les premiers jours, j’ai savouré, j’ai pris ça pour des vacances, moi qui en avais été privée depuis quatre ans ! Aujourd’hui, la perspective d’un désoeuvrement à long terme commence à être pesante.
Alors, j’écoute à la radio les différentes idées d’occupations… Ce n’est pas stupide sauf que pour moi :
A. RANGEMENT/TRI : déjà fait il y a cinq mois.
B. DECORATION/REAMENAGEMENT/BRICOLAGE : idem.
C. MENAGE DE PRINTEMPS : pour moi, c’est tous les samedis.
D. CUISINER : si faire chauffer le micro-ondes, c’est cuisiner alors oui.
E. FAIRE DE LA PÂTISSERIE : suis allergique au gluten.
F. PRENDRE UN BAIN/S’OCCUPER DE SOI/SE FAIRE UNE BEAUTE : pour qui ?
G. REGARDER DES FILMS : déjà fait le tour de ma vidéothèque et la VOD, c’est pourri.
H. LIRE : je préfère écrire.
Quant à faire du sport, en l’occurrence aller courir, je ne suis pas adepte. Enfin, ma fibromyalgie ne me permet pas d’être adepte. Elle ne me permet pas grand-chose, en fait. Ca dépend si j’arrive à dormir malgré les cachets que je m’enfile, ça dépend si je ne suis pas réveillée à 5 heures du mat par les douleurs et si ces dernières décident de ne pas me squatter toute la journée en me clouant au lit, si je n’ai pas de maux de tête à m’en taper le front contre les murs, si j’arrive à aligner plus de trois mots de façon cohérente, si la seule lumière du jour ne me retourne pas les yeux dans les orbites, si je ne suis pas crucifiée de fatigue, si simplement je parviens à me servir de mes mains sans hurler de douleur…
C’est par phase, par crise. Entre chaque, tout s’estompe. C’est présent mais supportable. Les crises durent en général un ou deux jours mais parfois toute une semaine et l’espace entre chacune d’elles est très variable : je peux être tranquille un mois, parfois deux mais dernièrement, c’était plutôt dix jours. Même s’il n’y a pas grand-chose à faire, j’arrive maintenant à les identifier et surtout à me dire qu’elles sont passagères, un peu comme des invasions de sauterelles, donc je gère mieux.
Ainsi, ces crises se caractérisent par la survenue soudaine d’une grande apathie, je suis siphonnée de toute énergie et je ressemble alors à un gros sac à patates vide. S’ensuit la démultiplication de tous mes symptômes, comme un rouleau-compresseur qui me broie littéralement. Et puis, ça passe.
Pour pouvoir travailler, je n’avais d’autre choix que de me gaver d’antalgiques, j’ai même essayé les opiacés. Et j’imagine que le rythme infernal qu’imposait la gestion de mon restaurant n’a pas arrangé les choses. Je me souviens de mon unique jour de repos que je passais souvent intégralement au lit, littéralement pétrie de courbatures à ne pas pouvoir poser le pied par terre. C’était comme si j’avais été battue comme plâtre, rouée de coups, tout mon corps était douloureux.
Je récupérais un peu puis c’était reparti le lendemain avec trois Nurofen dans le coco. Si je ne les avais pas systématiquement vomis, je crois que j’aurais continué de prendre mes petits cachets verts à la morphine…
Depuis que j’ai arrêté de travailler, j’ai l’impression d’avoir retrouvé mon corps. Les douleurs, les courbatures sont toujours là mais moins fortes et surtout, j’ai un plus grand temps de récupération. Je ne marche plus à longueur de temps comme Yetta (la grand-mère de Fran Fine) sauf après ma séance quotidienne de gym. Ou après avoir monté les escaliers parce que l’ascenseur est en panne. Oui, même un seul étage à grimper et j’ai les courbatures d’après une ascension de la Tour Eiffel.
J’ai longtemps cru que c’était un compte à rebours. Que mon corps allait s’éteindre organe après organe, muscle après muscle et que mes allergies alimentaires n’étaient pas un hasard avec l’anémie en bout de lorgnette. Une sensation de désintégration. A tout moment, je m’attendais à tomber en morceaux et à ce que l’épitaphe ‘Game over’ s’affiche devant le monticule de mes débris.
C’est une vacherie de maladie, quand même. Silencieuse, invisible, sournoise, incurable, sans traitements, très longtemps déconsidérée car relevant, selon le corps médical, de l’hystérie féminine… Moi, j’ai été diagnostiquée en 2008, un peu par défaut comme tous les autres fibromyalgiques de la terre. J’avais passé à l’époque tous les tests cliniques du monde, consulté tous les médecins, tous les rhumatologues, tous les neurologues qui hochaient la tête d’un air entendu et qui finissaient par me dire sur un ton acerbe :
– Vous n’avez rien, Madame, c’est dans votre tête !
Jusqu’à ce que l’un ose enfin poser un diagnostic : fibromyalgie. J’avais l’impression que ça lui faisait mal de le dire, que c’était un gros mot. Bref, devant les « Il n’existe pas de traitements » et « Il faut apprendre à vivre avec la douleur », j’ai fait mes propres recherches et j’ai importé du Canada un traitement non-homologué en France, donc bien sûr pas remboursé par la Sécu : du collagène tiré d’ailerons de requin et de krill. La boîte de 50 gélules coûtait 50 dollars et je devais en prendre 6 par jour… A défaut de soulager mes douleurs, cela a soulagé mon portefeuille.
Dépitée, je me suis tournée vers les médecines qu’on appelle alternatives. Je me disais que le seul risque était que je sois déçue et c’est ainsi que j’ai découvert que l’acupuncture me soulageait. A tel point que je m’endormais parfois sur la table, tel un porc-épic extatique. J’en ai profité pour faire des séances pour arrêter de fumer… Bon, là, ça n’a pas marché. Je dirais même que j’ai doublé ma consommation depuis. J’ai peut-être été piquée à l’envers ?
Maintenant que j’ai le temps, je vais peut-être reprendre… Après le confinement, bien sûr. Et puis, je l’aimais bien, mon acupunctrice vietnamienne. Avec le temps, on avait fini par se lier d’amitié et on papotait souvent comme des pies. Elle me parlait beaucoup de ses voyages, du Vietnam, de la Chine, de la Californie, elle se plaignait de son beau-frère, de ses enfants pourtant majeurs et vaccinés mais qui dépendaient encore d’elle et de son mari, on parlait d’astrologie, de cuisine, on s’échangeait des adresses de restaurants – je connais grâce à elle les vrais restaurants vietnamiens et cambodgiens de Paris – on a même dîné ensemble plusieurs fois… Tiens, je vais la rappeler, prendre de ses nouvelles.
Dimanche. Pendant longtemps, c’était pour moi un jour ouvré comme les autres au restaurant, un des plus gros, d’ailleurs : on proposait un brunch non-stop qui cartonnait tellement que l’on finissait à 18 heures complètement hagards et exsangues. Ma soirée était alors essentiellement consacrée au bullage en croix sur mon lit devant la télé.
Le lendemain, notre unique jour de fermeture, c’était souvent pareil que le dimanche soir mais quand je parvenais à tenir debout, je faisais le ménage ou de la paperasse pour le restaurant que je n’avais pas eu le temps de faire la semaine.
Ouep, ma vie pendant plus de trois ans a été presqu’exclusivement clio-resto-dodo, avec très peu d’interactions en dehors de cette trilogie. Et quand j’ai dû accueillir ma mère chez moi il y a cinq mois, ma vie a drastiquement changé, elle s’est ‘ouverte’ d’une certaine façon.
En effet, ne travaillant plus le soir, je rentrais vers 17 heures pour faire faire sa promenade à ma mère ou l’emmener chez le médecin, le pédicure, le coiffeur, l’opticien, faire les courses, aller à la pharmacie, à la mairie pour son dossier d’APA… J’ai redécouvert la vie à l’extérieur.
Et une foultitude de choses que j’avais complètement oubliées, comme de dire « Bonjour, Monsieur. » en entrant dans un commerce ou un restaurant en tant que cliente, cette fois. Comme de faire de vraies courses autres que des chips pour mon bullage-télé, de faire des mots fléchés dans une salle d’attente, de simplement me promener dans mon quartier, de faire du lèche-vitrines, de prendre de nouveaux itinéraires en voiture et de me perdre parce que pas de GPS et toujours pas de smartphone…
En fait, ça me faisait l’impression de sortir de prison. C’est ce que j’avais dit au dentiste qui me demandait ma profession pour sa fiche, il m’avait alors regardée d’un oeil suspect :
– J’ai dit c’est COMME SI je sortais de prison, docteur ! Ça veut dire que je ne sais plus.
Bref. En réhabilitation totale. Un réapprentissage de la douce banalité de la vie. Aujourd’hui, avec le confinement, c’est le retour à la case prison. Je vais devoir reprendre mes habitudes d’ermite autiste.
18.00. Finalement, à force de n’avoir rien prévu de la journée mais ayant tout à faire quand même, bah je ne vois pas le temps passer, limite je suis débordée, un comble !
Donc, me voilà en train de d’établir un planning, un vrai avec des horaires fixes et des plages plus ou moins flexibles. Pas d’objectifs cependant, si ce n’est « survivre et ne pas devenir chèvre ».
Et voilà ce que ça donne.
7.30 # Réveil, petit-déjeuner, un peu de facebook, de scrabble, les infos et la météo.
8.30 # Je vais réveiller Maman, je prends sa température et sa tension que je note scrupuleusement dans son cahier de constantes.
Option A. Elle met ses bas de contention et vient prendre son petit-déjeuner. Comme elle a oublié de mettre son dentier, elle fait un aller-retour qui l’amène à table à 9.00. Pendant ce temps-là, je me prépare et je fais les lits.
Option B. Je bataille pour qu’elle prenne une douche, si je gagne, je retourne glander sur facebook en attendant de l’aider à se sécher et à mettre de la crème sur ses jambes. Ensuite, elle met ses bas de contention, elle s’habille, elle vient à table puis retourne mettre son dentier qu’elle a oublié pour prendre son petit-déjeuner vers 9.30.
9.30 (ou 10.00 selon l’option A ou B ci-dessus) # Dépliage de mails et consultation des offres d’emploi.
10.30 – 12.30 # Au choix :
– Trilogie ‘Franprix-pharmacie-bureau de tabac’
– Tour du quartier en mode tortue avec Maman
– Diverse paperasse à gérer
– Ménage si on est samedi/repassage si le panier est plein
– Grosse flemme ou mal partout donc glandage en mode bubble shooter
12.30 # Je prépare le déjeuner.
13.00 (13.20 si je fais la maline avec mes casseroles) # Déjeuner avec Maman.
14.00 # J’ai du mal à cerner ce créneau… Pause syndicale ?…
14.30 – 17h30 # J’écris. Je pense. Je bulle. Je fais une pause vers 16.30 pour le goûter de Maman.
17.30 # Wii-Sports + Wii-Fit + gym. 2 heures de ‘sport’ que je regrette toujours après. Mais bon, que je bouge ou pas, j’ai mal, alors autant brûler les calories des chips.
19.30 # Prise de température et tension de Maman, je prépare son plateau-repas, j’écoute les infos, je refais son pilulier, je range la vaisselle et je prépare la table pour le petit-déjeuner du lendemain.
20.00 # Maman mange dans sa chambre devant la télé, j’en profite pour me doucher et me mettre en pyjama.
20.30 # Je prépare mon plateau-repas, j’attends que Maman finisse de manger.
21.00 # Je me pose enfin devant ma salade saupoudrées de graines de courges, mon oeuf mayo et mes chips, je refais un tour de ma vidéothèque.
23.00 # J’ai pris mon somnifère et j’attends qu’il fasse son boulot, lovée au fin fond de mon lit, mon casque sur les oreilles et la seule lumière de la télé qui éclaire mon visage. C’est mon moment à moi, celui où je suis dans ma bulle, où je relâche tout et me donne avec délice à l’euphorie qui précède l’endormissement. En général, au bout d’une heure. Sinon… bah j’ai des cernes le lendemain.
Et comme j’aime bien être la première levée mais aussi la dernière couchée, j’en ai souvent, des cernes. Heureusement que ma mère ne se réveille pas à 5 heures du mat ! Ca me faisait un peu peur au début, vu qu’elle a la dépense calorique d’une bernique, son planning à elle étant de bayer aux corneilles quasiment toute la journée.
Je sors peu, par nécessité seulement. En cela, je suis un bon petit soldat qui respecte les consignes du gouvernement. Je suis surtout une ancienne agoraphobe qui a rechuté en toute impunité, voire même avec une certaine délectation. Si je pouvais ne pas sortir du tout, cela me conviendrait.
Je passe en revue tous les termes qui me viennent à l’esprit : caverne, tanière, antre, coquille, havre, couvent… Et je n’éprouve aucune honte. Alors, je continue : pluie, hiver, crépuscule, nuit, désert, solitude… Je sais que je suis bizarre. On se moque de moi très souvent, voire on me taxe d’alien. Je dois être la seule au monde à crier de joie quand vient l’heure d’hiver.
D’ailleurs, c’est bientôt l’heure d’été et j’en grimace d’avance. Je jette un oeil par la fenêtre : il y a bien quelques joggeurs, des chiens avec leur maître en laisse, des poussettes, des trottinettes mais franchement pas grand-monde. A la même époque l’an dernier, la rue et le parc grouillaient de monde matin, midi et soir. Sans parler de la terrasse du café en-dessous qui m’obligeait à vivre fenêtres fermées tellement les nuisances étaient fortes !
C’est pour cela que je préfère l’hiver, je crois : pas d’happy hour aviné et bruyant qui se termine à 1 heure du mat, pas de squatteurs sur les bancs qui braillent toute la nuit, pas de rodéos de scooters pétaradants, pas de troupeaux de gamins qui hurlent dans le parc…
Donc, six mois dans l’année, j’ai envie de me suicider rien qu’en ouvrant ma fenêtre. Dire que j’avais choisi ce quartier parce qu’il était quasiment désert ! En neuf ans, bah il s’est bien rempli. Et ça me donne des envies de déménagement dans le Larzac. Quoiqu’il paraît que maintenant, c‘est bondé aussi. Rempli de lunatiques comme moi, j’imagine…
Et là, avec le confinement, j’ai honte de l’avouer mais ma rue, c’est… LE PARADIS ! Un bonheur de silence ponctué des seuls chants d’oiseaux dans les arbres du parc. Plus de bus, plus de camions de livraison, plus de débrayages à 60 décibels, plus de kékés en Porsche et surtout plus de brouhaha continuel !
Je me mets à la fenêtre et je prends le soleil, je contemple les arbres en fleurs, les canards qui se sont enhardis… Je me suis même aménagé un petit coin à la fenêtre avec mon fauteuil que j’ai garni de coussins moelleux.
Je mets le CD 110 Missae Breves BWV 235 & 236 de J.S. Bach complete edition et plus aucune raison de sortir de cet appartement ne trouve grâce à mes yeux. Je suis un ours.