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BALADE A NEUILLY

– Oh la la, je n’ai plus de forces ! Je vais mourir !

– Avant, on va aller voir le docteur. Allez hop, pomponne-toi, le taxi arrive dans trente minutes.

Vendredi 24 avril 2020 – CONFINEMENT J+39

Le taxi nous dépose devant l’entrée de cette jolie clinique privée de Neuilly, nichée dans un écrin de rhododendrons et de lauriers roses tout fringants de fleurs.

Dès le sas d’entrée, le ton est donné avec un flacon géant de gel hydro-alcoolique qui trône en plein milieu. A l’accueil, on nous prend la température au front avec un pistolet digne de Luke Skywalker puis on arrive dans la salle d’attente où des flacons de gel sont disposés auprès de chaque rangée de fauteuils. Je ne me suis jamais sentie autant aseptisée !

Derrière mon masque cependant, je n’en mène pas large car ma mère n’arrête pas de tirer sur le sien en râlant qu’elle étouffe, ce qui m’oblige à l’asperger de gel. Les autres patients nous regardent en biais… Pourvu qu’elle ne se mette pas à tousser ! Non, à la place, elle se met à vitupérer car l’attente est trop longue, selon elle :

– Non Maman, c’est nous qui sommes en avance.
– Mais puisqu’on est là, il pourrait nous recevoir !
– Bah il a le droit d’avoir d’autres patients, non ?!
– Ce n’est pas normal quand même.

Sur la route déjà, j’y ai eu droit et le chauffeur de taxi aussi, du coup.

– Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Tout est fermé ! C’est une honte d’interdire aux gens de travailler ! Il faudrait faire une manif !

Le chauffeur a croisé mon regard désabusé et par son hochement de tête, j’ai compris qu’il avait compris.

Bref. Le professeur nous reçoit pile à l’heure et je lui expose la raison de notre consultation. Je sors fièrement le dossier que j’ai préparé et je reçois ses félicitations ha ha ha…

La myélodysplasie de ma mère s’est aggravée avec des trucs dans sa moelle osseuse qui ne devraient pas être là. Il n’y a pas grand-chose à faire. Certainement pas une transfusion de plaquettes car c’est inutile à l’âge de ma mère, ça lui durerait trois jours et il faudrait refaire à l’infini une procédure bien trop lourde pour des résultats trop maigres. Il augmente néanmoins la dose de son traitement actuel et prescrit d’autres trucs en cas de fièvre.

Je dois dire qu’il est assez plaisant, pour un professeur d’une clinique privée de Neuilly. Je m’attendais à un collet monté condescendant, c’est tout juste si je ne me suis pas entraînée à la révérence avant de venir. Donc, entre deux questions sur l’état de ma mère, il me demande ce que je fais dans la vie et on finit par papoter, badins…

A la fin, il nous raccompagne et me glisse… son 06 « au cas où… » ! HA HA HA au cas où de quoi ?! C’est donc en riant que je me dirige, ma mère aux basques, vers l’accueil pour commander un taxi. Bon, je sais que c’est le printemps et qu’il y a en cette période de confinement beaucoup de frustration sexuelle, mais quand même !

J’aurais bien ri, c’est toujours ça de pris.

Puis, sur le chemin du retour, je m’interroge : vais-je pouvoir détendre l’élastique maintenant que je sais que tout ce qu’il reste à faire, c’est d’attendre le placement en EHPAD ?

JE NE SUIS PLUS UN BERNARD-L’HERMITE

– Bonjour, c’est Bibi anciennement du restaurant Bidule. J’appelle pour prendre de vos nouvelles, comment allez-vous ?

Lundi 20 avril 2020 – CONFINEMENT J+35

Aujourd’hui, j’ai décidé d’appeler quelques anciens clients dont j’ai gardé le numéro. Je ne saurais dire ce qui me motive d’aller à l’encontre même de mon naturel de bernard-l’hermite. Je sens simplement que j’ai besoin de reprendre contact.

Ce restaurant n’est plus et très honnêtement, rien ne me manque. Mais l’humain perdure. Ces personnes ont fait partie de ma vie pendant près de quatre ans et d’une certaine façon, elles me manquent. D’où mon coup de pied aux fesses pour sortir de ma coquille et lancer de grands fils d’Ariane pour me relier au monde extérieur.

D’abord, mes petites mémés. Elles vont toutes bien, ça me fait plaisir. A part la cops de Madame B. qui est partie récemment au grand âge de cent ans. Je me souviens d’elles deux, toutes chétives, toutes mimis, quand elles venaient prendre, ravies, une grande rasade de jeunesse fourmillante au brunch le dimanche. Elles s’enfilaient chacune un kir royal et un verre de Nuits-Saint-Georges, picoraient ce qu’on allait leur chercher au buffet et souriaient, extatiques, aux nombreux enfants qui s’étonnaient de ne pas se faire houspiller à cause de leur agitation frénétique…

Et au fur et à mesure de mes appels, je me rends compte à quel point ça me fait plaisir d’entendre leurs voix. Comme c’est réciproque,  on promet de se voir avec certains dès que cela sera possible.

Quel bien fou ! De compter, d’apporter et de recevoir un peu de joie, c’est le meilleur antidépresseur qui soit. Bref, je suis contente de m’être aventurée au-delà du jardin. Et je vais mettre un point d’honneur à y retourner fréquemment.

MODUS OPERANDI

– Je peux laisser la deuxième tartine ? Ça me lève le coeur…

Dimanche 19 avril 2020 – CONFINEMENT J+34

Le système de collations n’aura duré qu’une journée. Ensuite, même devant un abricot sec et un biscuit, elle repiquait sur sa litanie ‘Pas faim/Pas bon/Nausées’. Et aujourd’hui, même le petit-déjeuner est sujet à caution.

Comme j’ai éliminé tout ce qu’elle a pu contester, elle ergote sur ce qui reste avec mauvaise foi :

1. La peau des tomates qui grattent la gorge.
2. Les graines des concombres qui sont indigestes.
3. La croûte du camembert qui est trop dure.
4. Le jambon qui a des nerfs.
5. Les cracottes qui se cassent.
6. La soupe qui est toujours la même.

Cela dit, je suis parvenue à discerner un schéma qui, selon moi, est plutôt une bonne nouvelle car maintenant qu’il est identifié, j’ai bon espoir d’arriver à le contourner : les ‘nausées’ arrivent au bout de trois bouchées, elles durent deux à trois minutes puis disparaissent et ma mère parvient à terminer son repas. Sans oublier de maugréer, toutefois.

Je m’empresse de le lui faire remarquer mais elle n’entend rien, bien sûr. Peu importe, moi je sais que je n’ai qu’à attendre que ça passe, comme c’est toujours passé, sans vomissement, sans évanouissement et sans besoin d’appeler le SAMU.

Même si je me sens un peu soulagée, ses comédies persistantes me portent toujours sur le système. Je devrais être imperméable, depuis le temps. Mais j’avoue : ça provoque toujours chez moi des explosions de colère que j’essaye de contenir de toutes mes forces, sans succès la plupart du temps. Qu’il me tarde qu’elle soit en EHPAD ! Que je puisse retrouver un semblant de paix intérieure car je déteste être une telle soupe-au-lait !

20.13. Un texto de Walter. « Comment vas-tu ? Confinée ? »

J’hésite. Ma première impulsion « Appelle-moi si tu veux avoir de mes nouvelles » retombe vite aux oubliettes car je la sais parfaitement inutile. Je finis néanmoins par lui répondre que je suis en enfer et je lui demande de ses nouvelles à lui.

Quand vais-je trouver le temps et la ressource de replonger dans cet énorme chapitre de ma vie ? Aurai-je le cran d’aller jusqu’au bout ?…

Je balaye d’un geste les pensées qui commencent à m’assaillir et je vais préparer mon dîner.

LA WII M’A TUEE

– Bonjour, j’appelle pour ma maman, on a rendez-vous avec le professeur vendredi prochain et je voulais savoir si c’est confirmé de votre côté.

– Justement, il est en train de voir.
– Je sais que c’est une nouvelle patiente, je suis navrée d’insister mais c’est urgent et son médecin traitant ne peut rien faire d’autre que de s’en remettre au professeur…

Vendredi 17 avril 2020 – CONFINEMENT J+32

14.00. Doctolib m’envoie par mail la confirmation du rendez-vous avec l’hématologue. Je suis soulagée. J’espère juste que ma mère va pouvoir tenir encore une semaine. Peut-être va-t-il l’hospitaliser de suite et lui faire une transfusion de plaquettes ? Vu son état, elle va y rester un moment, ça va être compliqué ensuite pour organiser son placement en EHPAD…

Tout ça parce que l’hématologue à Necker a disparu de la circulation peu après l’hospitalisation de ma mère. On avait rendez-vous en novembre et en janvier mais les analyses de ma mère n’étant pas alarmantes, j’ai laissé tomber devant le sempiternel message d’absence du service Hématologie de Necker.

Début février, la gériatre de Pompidou m’a expressément demandé de prendre attache avec un nouvel hématologue, ce que j’ai fait avec un rendez-vous pris pour le 23 mars. Le confinement bien sûr m’a faite repousser ce rendez-vous qui, là encore, n’avait pas de caractère urgent. Coïncidence ou pas, c’est à ce moment-là que l’état de ma mère a commencé à s’aggraver.

Bref, je réserve un taxi et je prépare un dossier mastoc dont je ne suis pas peu fière : résultats d’analyses, courbes et graphiques faits-maison, comptes rendus d’hospitalisation, diagnostics, ordonnances… Aurais-je des prédispositions de secrétaire médicale ?…

17.30. Je regarde mon tapis de gym et ma Wii, médusée, comme une poule qui aurait trouvé une fourchette dans son nid : j’ai voulu m’échauffer en faisant mes étirements habituels mais j’ai vite arrêté quand une douleur vive s’est emparée de mes cuisses, de mes fesses et de mon coude gauche…

J’essaye de réitérer mais l’aboiement qui s’échappe alors de mes lèvres ne me laisse plus aucun doute : fibromyalgie 1/moi 0. Mes muscles, mes nerfs, mes tendons viennent de me mettre un bon taquet avec leur pétition ‘A bas la gym !’ et je dois capituler. Seuls les abdos et l’aérobic sur la Wii restent encore praticables.

J’espère que cela va passer. Mais n’ayant toujours pas recouvré la pleine jouissance de ma main gauche, surtout de mon pouce, qui est partie en sucette l’an dernier, je n’ai que de mauvais augures… Me voilà bien déconfite. Si j’en avais la force, j’en pleurerais.

20.00. C’est Ibiza dehors. Je ne saurais dire où se planque David Guetta, dans l’immeuble d’en face après le parc ou dans le parc lui-même car la musique se réverbère de partout. Le week-end dernier, déjà. Et ça braille sur les balcons, ça danse… Merde, un revival des happy-hours !

LES ZOMBIES SAUVENT LA PLANETE

– Oh ils ont prolongé le confinement !

– Et tu sais depuis quand on est confinés ?
– Euh…huit jours ?
– Seulement à Paris ?
– Peut-être à Marseille aussi ?
– Bah dans le monde entier, je dirais.
– Je ne te crois pas, ils n’ont pas le droit !

Comme je sens la moutarde me monter déjà au nez, je change de sujet… Son délire de persécution n’a aucune limite. Elle ne reconnaît aucune autorité, qui plus est si celle-ci porte un uniforme, elle s’estime brimée, lésée en permanence, en révolte contre tout, tout le temps. C’est bien, la résistance en temps de guerre mais bon, en 2020 pendant une crise de cette ampleur, c’est lourdingue.

Mercredi 15 avril 2020 – CONFINEMENT J+30

9.20. Plus d’asperges à Franprix, la saison aura été très courte. Dommage, j’adore les asperges, ça fait faire pipi toutes les dix minutes et ça sent le soufre…

Je me rabats donc sur les petits navets avec le secret espoir de les caraméliser aussi bien que Kevin… Quel talent il avait, quand même ! Sa cuisine était – et est toujours – une merveille, c’était d’ailleurs cela que je voulais associer à mon concept lorsque j’ai monté ce projet de restaurant.

Mais c’était sans compter sur son égo qui, comme tout chef de cuisine qui relève de l’excellence, était surdimensionné. Même si j’ai été claire avec lui dès le début, il a toujours rechigné à faire MA cuisine qu’il considérait comme indigne de lui. Même si notre clientèle lui a prouvé que c’était une réussite, il était frustré de ne faire, selon lui, qu’une cuisine de magazines féminins.

Maintenant qu’il a les coudées franches, je lui souhaite de trouver un poste où il pourra s’épanouir professionnellement. J’espère toutefois qu’il parviendra à mettre sa fierté dans sa poche si, en cette période stérile en matière d’embauches dans la restauration, le seul emploi qu’il retrouve est celui de chef d’une cuisine qu’il abhorre, type fooding ou brasserie. C’est vrai que cela serait un gâchis mais si cela paye le loyer dans un premier temps…

10.30. Un mail du liquidateur qui m’informe de la tenue d’une audioconférence le 28 avril avec le juge-commissaire pour ouvrir les potentielles offres de rachat de notre restaurant…

La première question qui se rue à moi : QUI VA BIEN POUVOIR FAIRE UNE OFFRE DANS LE CONTEXTE ACTUEL ?!

Admettons, un potentiel acheteur met 80.000 euros sur la table ce qui, c’est vrai, est une très bonne affaire mais, deux mois avant de rouvrir puis un an à moitié voire au tiers du chiffre d’affaires qu’il aurait dû faire hors covid tout en payant ses charges, la trésorerie est tellement incommensurable que ce n’est pas viable.

Donc pour moi, c’est tout vu.

Ah Mère Nature ! Quel magistral tour de force tu as réussi ! La planète entière est à genoux et toi, tu as enfin pu combler ta couche d’ozone qui avait trop morflé. On savait que tu allais te rebeller, que tu ne pourrais plus encaisser sans broncher les abominations que l’on a eu de cesse de te faire subir année après année. Et ce ne sont pas nos minuscules tentatives de changement qui ont pu te convaincre du contraire.

Tu nous as prévenus, pourtant, tu nous as envoyé les grandes guerres, la peste, le choléra, le sida mais rien de tout ça n’a pu endiguer les ravages de l’expansion de notre activité consumériste. Et ce qui t’a mis le plus en colère, c’est qu’en à peine 100 ans, nous avons presque détruit toute l’oeuvre que tu as patiemment construite en près de 600 millions d’années. Normal que tu nous aies considérés comme des sauterelles ravageuses, une espèce nuisible qu’il fallait réguler.

Donc, l’idée du virus était la bonne car il touche à l’unilatéral sans distinction de frontières, de races, de genres ou de religions. Comme quoi, c’est bien la preuve irréfutable que tous les êtres humains sont égaux… Les virus ne sont pas discriminants.

Mais le peu d’effet sur notre courbe démographique a dû te faire cogiter à nouveau : qu’est-ce qui pourrait faire s’arrêter l’activité humaine assez longtemps pour te permettre de respirer ? Quelque chose de hautement contagieux, létal, sans vaccin et qui mute rapidement ? Quelque chose de machiavéliquement ironique qui se transmette par le biais de ce qui fait notre humanité ? Quelque chose qui tue plus particulièrement les vieux pour laisser la place à la prochaine génération qui pourra en tirer les bonnes leçons ?

C’est réussi. Mais t’es-tu posé la question, Mère Nature : est-on capable justement d’apprendre la leçon ? Qui te dit qu’une fois que l’on maîtrisera la situation, on ne repartira pas de plus belle sans rien changer ? Quel feras-tu si le rebond de la consommation post-corona refait un trou dans ta couche d’ozone ? Quel est ton plan de bataille, Covid-20 ? Contagieux et mortel à 100% ?

Ou The Walking Dead… Car les zombies ne polluent pas, eux.

Voici la traduction d’un passage du film World War Z que je trouve tout-à-fait de circonstance :

«…Le problème avec la plupart des gens, c’est qu’ils ne croient pas que quelque chose puisse arriver jusqu’à ce que ce soit déjà là. Mère Nature est une tueuse en séries. C’est la meilleure, la plus créative. Mais comme tous les tueurs en séries, elle ne peut s’empêcher de vouloir qu’on l’arrête. A quoi bon tous ces crimes géniaux si personne ne les revendique ? Alors, elle laisse des miettes derrière elle. Le plus dur, c’est de reconnaître ces miettes comme étant des indices. Parfois, ce que vous prenez pour l’aspect le plus brutal du virus est en fait la faille dans son armure. Et elle adore déguiser ses faiblesses en forces. C’est une saloperie…»

Saloperie ou pas, moi je veux croire qu’on a compris le message et que notre conscience collective s’éveillera pour changer les choses durablement. D’ailleurs, moi je suis prête à rallier mon Montana chéri par bateau (quand on connaît mon mal de mer sur une péniche amarrée, on peut saluer l’effort) puis par train et par Mustang (le cheval, pas la voiture) en fin de parcours. Plus green que moi, tu meurs !

18.00. Je regarde par la fenêtre, c’est l’heure de pointe dans ma rue. Il y a même des petits groupes qui se forment :

– Bonjour Madame Machin, comment ça va ?
– Bien, et vous ? Alors, on se promène avec les enfants ?

La distanciation, on vous a dit que c’était un mètre, pas dix centimètres ! Et pan, voilà que je te claque la bise, un comble ! Vous arrivez d’où, de Mars ?!

Ou alors, ils n’ont ni la télé, ni la radio, ni internet, ni familles, ni amis… J’en doute fort, je crois simplement qu’ils s’en foutent.

Je te l’ai dit, Mère Nature, on ne met un feu rouge à un carrefour que lorsqu’il y a un mort.

CHEF CUISINIERE DE L’ENFER

– Je mangerais bien du gigot…

Et je fais quoi du reste après l’unique minuscule tranche que tu auras mangée avec des haut-le-coeur à chaque bouchée ?!

Lundi 13 avril 2020 –CONFINEMENT J+28

La confection des repas a toujours été très compliquée. Déjà, parce que nos régimes alimentaires diffèrent (moi strictement végétarienne sans gluten et elle hyper-protéines/glucides), ensuite parce que les infimes quantités qu’elle accepte d’ingérer ne me laisse pas beaucoup de latitudes. J’ai bien pensé à cuisiner d’avance et à étaler sur la semaine mais, complication suprême, si jamais je lui ressers le même plat le lendemain, je me le prends en pleine poire !

Je dois donc cuisiner en one-shot, en infime quantité pour elle et différent pour moi. De plus, je dois souvent manger en cachette car elle n’arrête pas de lorgner sur mon assiette :

– Je voudrais manger comme toi…
– Ne touche pas à mes concombres ! Le docteur a dit que ce n’était pas assez nourrissant pour toi, Maman, tu dois manger en priorité de la viande et du pain.
– Bah pourquoi tu n’en manges pas ?
– Je t’ai expliqué un milliard de fois que je suis allergique !
– Mais je peux quand même manger des concombres ?
– Oui, quand tu auras fini tes deux chicken-wings. Ce dont je doute si tu manges des concombres avant.
Alors, je lui ai donné ce sur quoi elle lorgnait et ça n’a pas fait un pli, au bout de trois bouchées :
– Ça m’écoeure, j’ai pas faim, j’ai des nausées.
– Tu te rends compte que quoique je mette dans l’assiette, c’est la même comédie ? Tu vois bien que c’est dans ta tête !

13.00. Le combat de coqs habituel prend ce midi des allures dantesques. Et me voilà repartie dans un tourbillon de colère qui s’alimente au mur des lamentations qu’a érigé ma mère. Je ne sais pas si c’est parce que c’est Pâques aujourd’hui mais c’est bien ma fête, en bonne grosse cloche que je suis.

J’ai même l’impression que c’est de pire en pire et qu’elle ne fait que régresser chaque jour : elle refuse désormais presque toute nourriture et passe la journée allongée dans son fauteuil à gémir, les yeux dans le vide.

Je prends le temps de me calmer puis je vais la voir dans sa chambre. Il me reste une ultime solution que je veux lui soumettre. Ai-je en tête qu’elle acceptera mieux si je lui en fais part avant au lieu de la mettre au pied du mur ?

– Maman, que penses-tu si je fractionne tes repas tout au long de la journée ? Au lieu d’avoir trois gros repas et un goûter, tu aurais six collations. Bon, même si l’expression ‘gros repas’ est très mal choisie dans ton cas.
– J’en pense rien. Laisse-moi mourir en paix.
– Bah c’est pas possible. Pas sous mon toit.

Je remballe donc mes dents avec la ferme intention toutefois de mettre en oeuvre ce système de collations dès demain. Je n’ai plus grand-chose à perdre, de toute façon.

ET SI J’ALLAIS A LOURDES ?

Samedi 11 avril 2020 – CONFINEMENT J+25

« Ma vie est un miracle » par Bernadette Moriau. J’écoute cette dame à la radio parler de son livre qui retrace sa maladie, le syndrome de la queue de cheval, qui l’obligeait à consommer de la morphine comme des tic-tacs et à marcher dans un carcan à la Robocop, et surtout de sa guérison miraculeuse après une visite à Lourdes.

Même si je ne peux pas comparer ma maladie à la sienne, je ne peux m’empêcher de compatir, voire même de ressentir son supplice à devoir ne serait-ce que poser le pied par terre.

Surtout aujourd’hui. Je ne sais pas trop si je me suis claqué un truc ou si c’est ma fibromyalgie qui se rappelle à mon bon souvenir mais j’ai mal absolument partout, des cervicales au talons.

Je déclare donc un férié de la Wii-gym. C’est bête, ça commençait à porter ses fruits avec l’esquisse de muscles dont je ne soupçonnais même pas l’existence il y a un mois.

Bref, comment ça se passera lorsque ma maladie évoluera ? Accepterai-je le fauteuil roulant ? Et si je n’ai personne pour s’occuper de moi, où vais-je aller ? En EHPAD avant l’heure ?

Ou à Lourdes, moi aussi ?…

APPEL DE LA GERIATRE

Jeudi 9 avril 2020 – CONFINEMENT J+23

– Bonjour, je suis la gériatre qui suit votre maman à l’hôpital. Je vous appelle car j’ai reçu ses dernières analyses qui sont très mauvaises : comment va-t-elle ? Elle n’est pas morte ?

Euh… non… Attendez, je vérifie… Si si, elle est toujours en vie. Moi, c’est limite mais bon…

La doctoresse de ma mère m’a déjà appelée hier, tancée par le labo qui s’affolait des taux extrêmement bas de ses globules blancs et de ses plaquettes, c’est rigolo, elle m’a posé la même question…

Ma mère est un cas, je vous l’avais bien dit. Toutes les analyses révèlent bah qu’elle devrait être morte mais ce n’est pas le cas, à part son asthénie qui s’est accrue. Pff vous me mettez le doute, maintenant… Non, je vous assure, elle n’a pas d’hémorragie spontanée, pas de fièvre et elle a encore la force de m’emmerder chaque jour, donc…

Oui oui, j’ai bien compris, à la moindre alerte, je vous appelle et vous l’hospitalisez. Merci, au revoir, docteur.

VOL DIRECT POUR LE MONTANA

– Détendez-vous, respirez… Fermez les yeux et visualisez un endroit où vous vous sentez bien, un endroit où votre taux vibratoire est au maximum…

Cours de sophrologie ce matin à la radio. Me voilà en route pour le Montana.

Mercredi 8 avril 2020 – CONFINEMENT J+22

Je peux voir la terre en-dessous de moi, les vallées, les rivières, les villes qui défilent, je suis une oie sauvage qui migre. Et déjà, j’aperçois les montagnes sur l’horizon immense. Je plonge d’un coup d’aile vers la Missouri River et je me pose sur la crête qui la surplombe. Et d’aussi loin que peut porter mon regard, la beauté époustouflante des paysages m’émerveille.

Je suis rentrée chez moi. Nulle part ailleurs, je peux me sentir en si parfaite communion avec l’intime conviction d’appartenir à ces terres depuis l’aube des temps. Depuis l’âge de treize ans, tout du moins, à travers un film en noir et blanc dont l’intrigue m’est passée au-dessus car je n’avais d’yeux que pour les décors si somptueux qu’ils m’en paraissaient irréels. Ce film, c’était River Of No Return avec Marilyn Monroe et Robert Mitchum.

Je n’aurais su dire pourquoi j’ai éprouvé une telle fascination qui n’a fait que se renforcer par la suite avec des films comme A River Runs Through It, Legends Of The Fall, River Wild et The Horse Whisperer…

A chaque fois, un enchantement absolu m’a étreinte et la pointe de nostalgie que j’ai ressentie alors m’a bouleversée. Pourquoi ce sentiment d’appartenance si fort pour des terres dont à priori je n’étais pas originaire et sur lesquelles je n’avais jamais mis les pieds ?
Jusqu’à ce que je me décide pour l’anniversaire de ma dernière dizaine, celle que j’avais considérée à vingt ans comme étant la dead-line ultime… Je suis partie seule donc pour ce voyage très spécial qui était tout sauf touristique. Il fallait que je sache pourquoi l’appel de ces terres résonnait dans mon coeur depuis si longtemps.

J’ai atterri à Missoula à l’ouest puis j’ai pris un bus Greyhound pour rallier Bozeman plus au sud où j’avais booké un séjour dans un ranch et un guide pour pêcher à la mouche. D’ailleurs, le jour même de mon anniversaire, j’étais en cuissardes dans la Missouri River avec une magnifique truite au bout de ma ligne !

Et j’ai su. Pas à Missoula, ni même dans le bus, mais en arrivant vers Bozeman, à l’instant même où le lacet d’une route a dévoilé une vallée profonde sur un horizon de montagnes qui se dessinaient sous un ciel d’une immensité démesurée… La Madison Valley…

Cela m’est alors apparu en une fraction de seconde, une révélation : j’étais rentrée chez moi.

J’y suis retournée deux fois par la suite et à chaque fois c’était un déchirement de repartir. J’ai affiché des photos au-dessus de mon lit dans lesquelles je me replonge, mélancolique. Parfois, le mal du pays est si fort que j’en étouffe.

JE REPASSE LE BEBE A TOTO

Mardi 7 avril 2020 – CONFINEMENT J+21

Devant les prix prohibitifs des quelques EHPAD en région parisienne que j’ai pu obtenir, je décide de faire des recherches en province, vers chez mon frère que j’appelle avant, bien sûr, pour avoir son avis. Et il est enthousiaste ! Ça faisait longtemps que je n’avais pas entendu quelqu’un d’aussi ravi, ça fait du bien.

Mon petit Toto ! Il va retrouver sa maman près de lui, lui qui n’a jamais été très d’accord sur le fait que je la déménage sur Paris il y a quatre ans. Plus pour lui que pour elle mais sur le fond, il avait raison, c’était une mauvaise idée que je me suis empressée de balayer d’un revers de main.

Il avait à l’époque suggéré cet EHPAD à côté de chez lui mais ma mère avait déjà, sur mes fortes recommandations, préféré Paris et ses médecins à foison et ne voulait pas, je cite : « Quitter un trou paumé pour aller m’enterrer dans un autre ».
Toto et moi n’avons jamais été très proches, sauf quand on était gamins. J’ai toujours pris mon rôle d’aînée très à coeur et mon petit frère, c’était sacré. Je le trimballais partout avec moi, on faisait tout ensemble, je m’en occupais comme une deuxième mère et cela lui convenait.

Lui aussi a été adopté mais je ne pense pas que c’était cela qui faisait notre complicité. C’était mon frère, j’étais sa soeur, point. Puis, on a grandi, nos chemins se sont séparés quand moi, piaffant d’impatience, je me suis sauvée à la première occasion pour parcourir le monde et que lui a fait le choix de rester dans le trou paumé, justement.

A bien y repenser, c’était la seule personne en qui j’avais confiance et qui ne m’a jamais trahie de quelque façon que ce soit. Aujourd’hui, je me rends compte que c’est toujours le cas. C’est assez bizarre comme sentiment : c’est lorsque l’on se sent seul au fond du puits que l’on regarde en soi s’il ne reste pas une bribe de lumière et quand on la trouve, c’est troublant et somme toute, réconfortant.

Car on était presqu’en froid depuis que Maman est venue habiter près de moi à Paris. Mais depuis son séjour à l’hôpital et surtout depuis son arrivée chez moi fin octobre, je dirais que nos liens se sont resserrés. On s’est vus de façon plus régulière et on s’appelle souvent depuis le confinement.

Et aujourd’hui, il est plus qu’heureux de préparer le retour de sa mère auprès de lui et moi, je suis soulagée de lui passer le relais.

22.00. « Bonne nuit, ma chérie. »

C’est le seul moment où je retrouve ma mère, une toute petite fraction d’elle qui me bouleverse bien plus que je ne saurais l’admettre. Et qui bien sûr fait voler en éclats ma résolution de me séparer d’elle.

Maintenant que cela prend forme concrètement, je ne fais qu’osciller matin et soir entre le ras-le-bol et l’envie d’essayer encore de la garder à la maison avec moi. Le problème, c’est que j’ai un process très long et tortueux pour accepter une nouvelle situation et tourner la page.

A chaque grand tournant de ma vie, un divorce, un licenciement économique, le décès de mon père, dernièrement la fin de mon business, je fais un rêve révélateur, initiatique qui me permet de clore le chapitre et d’avancer. Donc là, autant dire que je l’attends de pied ferme, ce rêve.

Car je ne parviens pas me résoudre à ce qu’elle ne soit plus là, plus à côté dans sa chambre. Je me rends compte que dès que je pousse la porte pour aller la voir, j’ai une seconde d’appréhension, j’ai peur de la trouver inerte dans son lit ou dans son fauteuil et même tard le soir, je vais à pas-de-loup écouter si elle respire pendant qu’elle dort.

C’est donc les yeux pleins de larmes, ce soir, que je vais à la porte de sa chambre glisser une oreille pour vérifier qu’elle dort paisiblement.