JOURNAL   Saison 6

ET PAF LE CHIEN

16.56. (toujours mardi 10 novembre 2020)

–  Tu as prévu quelque chose ce soir ? Non ? En fait, j’ai la flemme de revenir mais je peux demain matin avec les croissants, qu’en penses-tu ?

–  Pas grand-chose, je ne sais pas quoi répondre à ta flemme…

–  Okay, là j’ai un truc à faire mais je te rappelle après.

Je suis estomaquée. Ça m’a coupé le sifflet. Je pose mon téléphone, je continue ma séance de gym bon gré mal gré… En fait, c’est le branle-bas de combat général dans ma tête. Surtout avec la première chose qui me vienne après s’être frayé un passage dans cette cohue : « That’s it. Enough is enough. »

Ça met une petite heure à prendre forme en moi. Je cherche les bons mots mais surtout, je tiens à les dépassionner quelque peu car je me sais assez tranchante parfois et je ne voudrais pas avoir de regrets à cause d’une sémantique bancale.

Je sais aussi ce que je risque de déclencher mais je ne peux plus me taire et mouronner dans mon coin. J’ai fait ça pendant presque 20 ans avec Walter, terminé, plus jamais. Alors, il veut de l’honnêteté et de la franchise, il va en avoir.

Et c’est moi qui l’appelle.

« Je suis un peu longue à la détente mais ça y est, je sais quoi te répondre maintenant. J’ai l’impression que je suis une éventualité pour toi. Je passe après tes enfants, tes amis, l’armée, ton bien-être et maintenant ta flemme. Bref, je suis ‘éventuelle’ et pas incontournable pour toi. Et ça ne me va pas. Alors, tu me rappelleras si un jour je le suis, d’accord ? »

So much for the diplomacy. Quoique je trouve que j’y suis allée mollo quand même. Bref. Bien sûr, il le prend mal. Très mal.

–  Je me suis juré que plus jamais quelqu’un ne serait incontournable pour moi !

–  Bah voilà. Les carottes sont cuites.

–  Non, c’est toi qui fais un coucou suisse parce que j’ai été honnête avec toi !

–  Je n’ai jamais dit le contraire. Bah moi aussi, je suis honnête avec toi, là maintenant.

–  Donc, c’est moi qui merde, c’est ça ? J’aurais dû quoi ? Me compromettre ?!

Le ton monte. Puis redescend. Puis remonte. Je lui parle enfin de mon incidence, plutôt de mon absence d’incidence sur sa vie.

–  Comment tu peux dire ça ?!! Tu m’as tellement apporté…

–  La chamane, oui. Mais elle n’est plus là, y a que moi et moi je ressens ça comme ça.

–  Tu te trompes !!!

–  Je n’ai pas dit que je détenais la science infuse, c’est juste mon ressenti. Si tu pouvais te désemberlificoter de ton égo une minute, tu essaierais de te mettre à ma place pour comprendre pourquoi et qu’est-ce qui m’a amenée à ressentir ça. J’ai voulu t’en parler hier mais je n’étais pas en forme pour un combat dans l’arène.

–  Donc tu m’as menti ?!

–  Non, c’est juste que ça vient là ce soir. J’en ai fini d’être muette et impassible comme une gargouille. Now I stand my ground and I am ready to face you and myself.

On parvient tant bien que mal à calmer le jeu. En découle une conversation comme on en a eu des centaines depuis le 29 septembre. Relativement. Je le sens prêt à exploser à chaque instant au moindre de mes mots que j’essaye donc d’enrober avec autant de tact que je peux sans toutefois me dévoyer.

Je suis bien consciente qu’on risque d’atteindre un niveau d’incompréhension mutuelle si indiluable que cela n’aura d’autres conséquences que de lui faire rendre les armes et moi de me conforter dans mon propos. Et donc, il se peut que notre ‘rupture’ se valide d’elle-même en fin de conversation.

–  Tout ce que je sais, c’est que je suis bien quand je suis avec toi. Je veux passer du temps avec toi, prendre les bons moments quand ils sont là.

–  Et quand ils ne sont plus là ?

–  Ça évolue. Mais je veux avoir envie d’être avec toi et non pas être obligé.

–  L’envie pour moi est éphémère et sans consistance. Moi, j’ai besoin d’avoir besoin. Et rien à voir avec l’obligation.

–  Besoin de quoi ? De l’incontournable ? Et c’est quoi au juste, pour toi ?

Le moindre de mes silences, même s’ils durent deux secondes, sont sujet à caution. Ainsi, il me relance ardûment en allant jusqu’à remettre en question la définition de ce terme qui, d’après lui, est brumeux même pour moi.

« Je t’ai dit, je suis faite pour être seule. Certaines personnes ont besoin de quelqu’un pour exister. Moi pas. Les relations ‘comme ça’ ne m’intéressent pas parce qu’elles ne me servent à rien. Donc, si je choisis de partager ma vie avec quelqu’un, il faut que je ressente ce quelqu’un comme une nécessité, une évidence, un incontournable.

Je veux en fermant les yeux que ce soit la première chose qui fasse jour en moi. Je veux le ressentir dans mon cœur, dans mes tripes, je veux que ce soit ma priorité absolue. Alors oui, avec l’emportement, la passion, c’est la cerise sur le gâteau mais ce n’est pas obligatoire. Je veux juste le ressentir en moi à un moment donné et surtout, le ressentir en l’autre aussi.

Une sorte de fusion, oui. Je ne dis pas que c’est synonyme pour moi d’être collés l’un à l’autre 24/7, au contraire, je suis convaincue qu’il ne faut pas se perdre pour autant. On doit rester deux entités qui existent par elles-mêmes en dehors du couple. Parce que sinon, c’est sûr, et je sais de quoi je parle, ça va dans le mur. On peut être séparés mais lorsqu’on se retrouve, plus rien d’autre que nous deux ne doit compter.

C’est ça que je définis comme incontournable. J’ai l’impression que je ne le suis pas pour toi et que je ne le serai jamais. C’est comme ça. Personne n’est à blâmer. Je n’ai simplement pas envie de m’en rendre compte sur le tard et de devenir esclave de cette discordance de phases.

Ce que tu me donnes, je suis désolée mais ce n’est pas assez. Je veux plus. Si tu ne peux pas, je ne t’en voudrai pas mais au moins maintenant, c’est clair, tu sais où j’en suis. »

On continue malgré cela à parler un long moment. Un étrange mélange d’explications de texte, d’accusations réciproques de complexifier le bordel, de questions franches et ouvertes, de réponses non moins franches et de pas mal de silences plus ou moins appuyés.

Et on en vient à reparler de sa dernière histoire d’amour. Je pense qu’il est encore dans le trauma.

–  Je me suis aperçu que ses projets à elle n’étaient pas les miens et que je l’avais suivie en pensant qu’ils pourraient le devenir. Je me suis juré alors que plus jamais je ne calerai ma vie sur celle de quelqu’un d’autre.

–  Si chacun marche sur son propre chemin, où est-ce qu’il y a un chemin en commun ?

–  On peut se côtoyer…

–  Ce n’est pas ce que j’appelle être ensemble, encore moins construire, toi qui parlais de construction. Tu te contredis quasiment à chaque phrase.

Ça me fait l’impression qu’il nie l’existence même de la force des sentiments qui parfois peuvent nous dépasser et nous faire perdre la raison. Il en conclut que c’est ce que j’attends.

–  Non, c’est juste que tu me sembles tellement dans le contrôle, le calcul que j’ai l’impression que tu réfutes toute influence des sentiments comme s’ils n’existaient pas. Toi, il faut que tu fasses pour voir s’il y a des sentiments, moi, je dois avoir des sentiments pour voir ce que je dois faire.

–  Tu te trompes.

–  Bref, as-tu peur de perdre pied ? Ou plutôt sais-tu au fond de toi que rien ni personne ne te fera perdre pied ?

–  Comment ça ?

–  Tes convictions, tes certitudes, peuvent-elles voler en éclats ? Si oui, as-tu peur de cela ?

–  Bien sûr que non !!! Je ne sais pas de quoi sera fait demain et je n’ai absolument pas peur de perdre pied et de me laisser emporter ! Justement, je n’ai aucune certitude dans ma vie !

La fatigue se fait alors sentir. Depuis presque deux heures, montés tous les deux sur nos ergots, on s’est livrés à un combat de coqs qui nous laisse un peu pantelants. Lui, surtout. Moi, je suis bien arrimée et encore prête à en découdre. Mais je lui concède la conclusion.

–  En tout cas, je crois que tout cela nécessite plus ample réflexion. Tu veux bien qu’on en reparle demain autour d’un café-croissant ?

–  Pourquoi pas. J’espère juste que je ne referai pas un aller-retour en enfer cette nuit et que je serai aussi claire demain matin que je le suis là.

–  Tu veux me faire culpabiliser de ne pas être là, c’est ça ?!

–  Non, c’est juste une possibilité.

Et un peu comme une dernière sonde qu’il lancerait avant de raccrocher :

–  Tu penses qu’on passe à côté de quelque chose, toi et moi ?

–  Oui. Chacun ses blessures, c’est vrai. Les miennes me poussent à ne plus attendre un train qui n’arrivera jamais. Mais c’est bien que l’on ait eu enfin cette conversation.

–  A demain. Je t’embrasse.

 

Et paf le chien. Sauf que je ne sais pas si le chien c’est moi ou Bradley. Round 2 demain, donc.

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