JOURNAL   Saison 2

DES CERISES

… My life is perfect, so you believe
Are you that stupid ’cause I strongly disagree
I’m not a martyr, more like a thief
Your rules are twisted and they don’t affect me !
There ain’t nothin’ in this world for free
There’s not a man, not a man I believe
Give a rat’s ass what you think about me
I’ll dot your I’s and cross your fuckin T’s !…

Five Finger Death Punch à fond dans la Clio chargée jusqu’au plafond hier, direction l’EHPAD et Toto pour déposer les premières affaires de Maman. De chanter à tue-tête la musique à fond et de retrouver mes anciens réflexes de conduite, même si pas forcément glorieux vu que j’ai toujours conduit comme une délinquante de la route, bah ça m’a fait un bien fou. Et je déteste toujours autant les femmes en Twingo qui freinent autant qu’elles accélèrent et qui mettent leur clignotant à droite pour tourner à gauche.

Mercredi 3 juin 2020 – DECONFINEMENT J+24

J’ai toujours aimé conduire. Partout, sauf à Paris. Je crois que je l’ai fait trois fois dans ma vie, contrainte et forcée. Faut regarder à gauche, à droite, devant, derrière, au-dessus, les sens uniques sinon tu refais un tour gratuit… Faut faire gaffe aux scooters, aux vélos, aux trottinettes, aux piétons qui traversent en dehors des clous le nez vissé sur leur portable, bref, on a les yeux partout sauf sur la route. Sans parler de se garer.

Non, je préfère la route, la vraie. J’aurais pu être routière. J’aime bien les camions et j’ai déjà les tatouages. Mon record : seize heures d’affilée pour faire l’aller-retour Denver-Durango dans le Colorado en passant par les Rockies et trois tempêtes de neige !

Dernièrement, j’étais un peu frustrée niveau conduite routière, je ne faisais que trimballer ma mère en mode ‘ambulance’ où l’aiguille dépassait rarement les 30 km/heure. Et avant cela, pas le temps, pas l’argent pour une escapade quelconque, donc ce petit tour hier m’a fait le plus grand bien.

Lundi, j’ai bien fait les cartons que j’ai réussi, mais à quel coût, à fourrer dans la voiture. En effet, j’y ai laissé un tibia et mes deux bras. Le tibia est resté sur l’escabeau duquel je n’ai pas manqué de dégringoler en voulant attraper une caisse de photos perché sur une armoire, quant aux bras, notamment les coudes, déjà mal en point depuis quelques temps, ils ont fini par décéder après le troisième carton, celui des bouquins…

J’ai donc pris la route hier avec les deux derniers Nurofen que j’ai dénichés au fin fond de mon sac et laissé mon frère et ma belle-sœur s’occuper du déchargement pendant que je bullais sur leur terrasse. Cela a parfois du bon d’être handicapé.

J’ai fait le tour de leur jardin, ravie. Rat des villes depuis des lustres, je ressens néanmoins un immense plaisir à chaque fois que je me mets au vert. Et là, j’ai eu la totale : les gazouillis des petits oiseaux dans les arbres, l’air pur, les salades fringantes dans le potager et le cerisier regorgeant de fruits. Et même pas la tondeuse du voisin !

C’était aussi l’anniversaire de Maman que j’ai appelée avec Toto. Je ne sais pas si c’est son téléphone à l’hôpital qui est pourri et/ou sa surdité qui s’aggrave mais elle a cru que l’on venait la chercher… Ça m’a fait peine.

Puis, nous sommes allés rencontrer la directrice de l’EHPAD qui nous a fait visiter l’établissement sur son Ipad. On a pu voir cependant les extérieurs qui étaient très agréables, fleuris, au calme… Un environnement idéal pour une convalescence, ce dont j’ai fait part à la directrice.

  • Je dois faire le point avec les médecins mais s’il s’avère que l’état de ma mère ne s’améliore pas, pouvez-vous l’accueillir quand même ? Elle sera mieux ici plutôt qu’à l’hôpital.
  • Oui, on peut faire une réservation.
  • Comme sur RB&B ?…

J’ai eu un bon feeling, Toto également. Le personnel nous a semblé très gentil et dévoué, les résidents n’avaient pas l’air d’être maltraités, on avait même l’impression qu’ils étaient contents d’être là. Bref, on a tablé sur fin juin au max.

Je suis repartie tard dans la soirée, saluée par les grillons qui s’en donnaient à cœur joie dans la lavande. Le cœur rempli d’espoir et le coffre plein de cerises. J’ai regagné mon petit appartement citadin qui du coup m’a paru bien exigu, après cette journée au grand air.

Surtout avec le tas de cartons et de sacs en vrac dans le salon déjà prêts pour l’acte II du déménagement samedi.

Je suis revenue avec une petite extinction de voix aussi … Pas à cause des courants d’air mais à force de brailler sur System Of A Dawn sur la route du retour. Kevin aurait été ravi, le heavy-metal étant un des rares points que j’avais en commun avec lui.

Bref, j’attends ce dernier justement d’un instant à l’autre pour aller vider mon garde-meubles et m’aider à réaménager l’appart, en tout cas, pour ce qui nécessite la force de deux bras vaillants. Comme de repasser mon lit dans la chambre. Après plus de deux ans de nidification dans le salon, il va falloir que je me réhabitue à finir ma nuit à côté. Mine de rien, c’est un sacré changement.

16.00. Vu qu’il fait 30°, la terrasse en-dessous est en pleine effervescence. Déjà hier soir en rentrant vers minuit, j’ai vu qu’il y avait du monde. Il va donc falloir que je réacclimate mes oreilles à ce bruit de ruche mais là, ça me soûle alors je ferme les fenêtres et je mets en route le ventilateur fraîchement récupéré de mon garde-meubles.

Profitez bien car demain, c’est la Toussaint et vous ferez moins les malins avec vos anoraks et vos moufles. Une belle vacherie que la météo, n’est-ce pas ? Mais une aubaine pour mes oreilles.

Il a bien bossé, Kevin. Il a eu pitié de mes bras en carton et il a ramené tout seul l’intégralité de mon garde-meubles. Il a également évacué les trois mètres cubes de ce que j’ai jeté et poussé les meubles en deux coups d’épaules. Je lui dois une fière chandelle. Toute seule, cela m’aurait pris jusqu’à Noël.

On a fait une petite pause-déjeuner sur un bout de table et on s’est mis à papoter. Lui, surtout. Surprenant, car si moi je suis un bulot, lui c’est une bernique en temps normal. Bref, on a parlé entre autres de sa recherche de job, il m’a dit notamment qu’il envisageait un retour dans son pays d’origine car il aurait quelques opportunités… Ce serait l’occasion ou jamais. Mais comme il faut un visa permanent et la maîtrise un tant soit peu de la langue, ce n’est pas un voyage à faire sur un coup de tête.

Je suis contente pour lui. C’est quelque chose dont il a besoin. L’aboutissement d’une longue quête. Je comprends, même si cela m’est complètement étranger. Je n’ai jamais ressenti cet appel de la mère-patrie qui pour moi ne l’est pas.

Est-ce parce que moi j’ai été adoptée lorsque j’étais bébé et que je n’ai aucun souvenir ? Rien de franc, en tout cas. Ma mère m’a dit que j’avais juste peur des avions dans le ciel et que je courais me cacher sous la table en me bouchant les oreilles. Mais était-ce bien une réminiscence et non une peur légitime pour une fillette de deux ans ?…

J’ai bien fait quelques recherches sur mes origines vers mes trente ans. Jamais auparavant je n’avais ressenti ce besoin, j’étais d’ailleurs plutôt dans le rejet. Il aura fallu un extrait à la télé de la comédie musicale Les Dix Commandements et cette chanson Mon Frère :

« … Chacun avec sa peine… Que le temps nous apprenne… A nous aimer… En frères… »

Je me souviens m’être figée devant la télé, ces mots résonnant à l’infini et soudain cette question s’est mise à hurler en moi : était-ce parce que j’avais été adoptée que je ne connaissais pas cet amour filial inconditionnel et si demain je rencontrais quelqu’un de mon sang, le ressentirais-je enfin ?

J’ai déterré alors mon dossier d’adoption que mes parents m’avaient donné à mes dix-sept ans. Déterré, c’est bien le terme. Car lorsque je l’ai eu en mains la première fois, j’ai fait une sorte de fracture d’identité et je suis partie en cacahuète. Fugue, abandon de l’école et dérives en tout genre…

J’ai mis du temps à m’en sortir. Mais quelque part, ce qui m’a empêchée de me perdre définitivement a été mon enfance ultra-heureuse. J’en ai toujours puisé une force, même, surtout, je dirais ! dans mes heures les plus noires, pour me relever, pour me battre, pour vivre. Le seul rocher indéboulonnable dans cet édifice sans fondations sur lequel je me réfugiais au moindre tremblement de terre.

Je me suis reprise en main et j’ai enfoui ce dossier, source de tous mes maux selon moi, au fin fond d’un carton et même s’il a suivi toutes mes pérégrinations depuis lors, je ne l’ai jamais rouvert. Jusqu’à ce jour devant la télé et cette stupide comédie musicale.

Tout ce que j’avais pu lire jusqu’à lors était une traduction sommaire du rapport de l’orphelinat et pas grand-chose sur mon abandon. J’ai alors traduit l’intégralité de mon dossier et fait quelques recherches en contactant certains organismes sur place.

Ainsi, j’ai découvert que ma mère biologique avait seize ans lorsqu’elle m’a eue et qu’une fille-mère dans ce pays rétrograde en matière de droits de la femme – qui l’est toujours, d’ailleurs – n’avait d’autre choix que de m’abandonner. Elle vivait dans les bidons-villes, près de la base militaire américaine. D’où ma peur des avions, peut-être. Et la cicatrice de brûlure sur mon épaule droite est le résultat d’un incendie qui était monnaie courante dans les bidons-villes où l’on s’éclairait à la bougie.

C’était certainement une prostituée et pas par choix. Je ne peux qu’imaginer sa détresse lorsqu’elle s’est retrouvée enceinte de moi. Bref, je suis née dans une poubelle. Littéralement. Elle a accouché accroupie sur un tabouret. Cependant, elle ne s’est pas débarrassée de moi immédiatement, elle a essayé mais sans ressources, elle n’a pu faire autrement que de me donner à l’orphelinat lorsque j’ai eu un an.

Un autre facteur très important dans cette décision, c’est le fait que je n’étais pas une ‘pure race’. En effet, ce n’est pas très clair mais il est fait mention que j’ai dû avoir un géniteur aux origines occidentales pour moitié. Mes traits, en grandissant, l’ont confirmé. Peut-être la base militaire américaine à proximité ?…

Je n’ai jamais eu d’illusions, je ne me suis jamais dit que j’étais une princesse qui avait été enlevée à des parents aimants. D’être le bâtard non-désiré d’une jeune fille prostituée n’était pas pour autant ce à quoi je m’attendais mais cela ne m’a pas révulsée, bien au contraire, cela m’a apaisée et j’ai pu pardonner à cette femme qui n’a vraiment pas eu de chance et qui, d’une certaine façon, m’a sauvée.

Toute ma vie, j’ai fait ce rêve où cachée à l’orée d’un bois, je regarde la vie d’un petit village se dérouler en contrebas. Une femme s’en vient vers moi, je sais que c’est ma mère même si elle n’a pas de visage. J’ai envie de sortir du bois et de courir vers elle mais je ne peux pas, quelque chose me retient. Je ne fais que fixer son ventre vers lequel je tends les mains sans jamais pouvoir le toucher.

A la suite de ces révélations, j’ai refait ce rêve une seule fois. Et là, je suis sortie du bois, je suis allée vers elle et son visage est apparu. Un sourire heureux et triste à la fois, pas de larmes. Et j’ai enfin pu toucher son ventre.

Ça a été le déclic, il était temps pour moi de retourner au pays. Je suis allée directement à l’orphelinat qui n’en était plus un mais la chapelle baptiste dans laquelle j’avais été amenée était, elle, toujours là. Pour moi, c’était mon ombilic, mon point de départ.

Et seule pendant deux heures dans cette grande salle surannée au décor rococo, je lui ai parlé. Et j’ai pu faire la paix.

« … Me pardonnes-tu ma colère toutes ces années ? As-tu pensé à moi ? T’es-tu demandée si j’étais heureuse ?

J’ai grandi tant bien que mal avec ce trou immense dans mon cœur. Je n’étais qu’un fantôme de moi-même. Je tendais les doigts vers le miroir mais je ne me voyais pas. Je me suis construit une carapace à toute épreuve, tout en sachant que le danger viendrait de l’intérieur.

Peur d’imploser. Peur de lâcher la bride à mes émotions et qu’elles me submergent, peur de m’y noyer sans bouée de secours. La peur surtout d’aller jusqu’au bout de moi-même et de ne pas savoir en revenir. Peur de t’aimer, sans retenue et sans regret.

Aujourd’hui, je te pardonne. Car tu m’as sauvé la vie en me confiant à des gens qui m’ont aimée de toutes leurs forces. Alors du fond du cœur, merci… »

De ne pas faire de recherches plus poussées a souvent été mal interprété, notamment par d’autres adoptés qui pensaient que j’étais lâche. Eux qui n’avaient de cesse de retrouver leur famille biologique en mettant tous leurs problèmes existentiels sur le dos de leur abandon, ils avaient du mal à comprendre que je me suffise d’un simple retour au sol.

Je leur ai répondu que c’était ma quête à moi que personne n’avait le droit de juger. Je leur ai dit aussi que c’était peut-être eux les lâches, en ne prenant aucune responsabilité dans ce qui n’allait pas dans leur vie. Qu’un visa permanent n’était pas un passeport pour le bonheur pour autant.

Tous ces jugements à l’emporte-pièce, tout ce pathos, ces regards de chiens battus ont fini par me soûler et je me suis éloignée.

C’est un très beau pays qui mérite vraiment d’être découvert, touristiquement parlant. Je ne pourrais y vivre, c’est trop aux antipodes de ce que j’ai connu jusqu’à lors. Je ne me suis jamais sentie autre chose que Française. Bourguignonne-Normande, plus exactement. Une fille du terroir, du cru. C’est comme ça, la greffe a prise. Seul le Montana peut rivaliser dans mon cœur.

J’ai de plus un regard particulier sur l’adoption en général. Pendant longtemps, je disais que j’avais été choisie sur catalogue puis apportée par une grosse cigogne aux ailes de fer qui, de nos jours, aurait pu s’appeler Amazon. C’est à peu près ça dans les faits, mais comment faire autrement ?

Non, le plus gros reproche que je puisse faire, c’est aux destinataires du colis, ceux qui passent commande. Commander un enfant, avec peut-être tous les traumas qui l’accompagnent, ce n’est pas comme de commander un jeu-vidéo ou un lave-vaisselle : il n’y a pas de notice, pas de SAV et pas de bon de retour. Plus grave, il n’y a pas ou très peu d’enquête sur l’habilité psychologique à devenir parents.

Même pour faire un enfant naturel, je pense qu’il faudrait un permis, plutôt qu’un passe-droit.

Bref, moi j’ai eu une chance incroyable d’avoir été adoptée par des gens aimants car je me suis rendu-compte, au fil de mes rencontres dans cette association, que ce n’était pas la majorité ! Certains ont été carrément maltraités, abusés : comment peut-on faire cette démarche censée être remplie d’amour si l’on est plein de haine et de perversité ?

Je pense que les adoptants devraient passer des tests psychologiques plus poussés qu’un QCM d’une heure avec un psy d’opérette et une formation sur ce qui les attendra inévitablement, à savoir comment gérer et accompagner un enfant déraciné en quête de ses origines.

Certains de ces adoptants vont jusqu’à gommer complètement l’identité de l’enfant et lui cacher son dossier d’adoption, voire lui mentir sciemment. Ils lui martèlent qu’il n’a qu’un seul pays et qu’il doit être reconnaissant, que sans eux, il serait mort. Ils prennent toute question, tout embryon de recherche, ne serait-ce que de se rapprocher d’une association d’adoptés, comme une trahison suprême. Certains même vont jusqu’au chantage :

« Tu choisis : nous qui t’avons sauvé la vie ou eux qui t’ont jeté dans le caniveau ! »

L’adoption, pour moi, est tout sauf altruiste. C’est une démarche égocentrée et bien trop souvent inconsciente. Comme de faire un enfant naturel, d’ailleurs. On assouvit un désir biologique, on essaie de s’accomplir, de se dépasser mais très rarement, on se met à la place de l’enfant. Quelle déception, quelle cuisante défaite lorsque ce dernier avoue qu’il aurait préféré rester dans sa misère, si tel était sa destinée et que de changer le cours naturel des choses n’a fait de lui qu’une âme en peine, une coquille vide, un arbrisseau déraciné qui pourrit sur pied…

Là aussi, j’ai eu une sacrée chance d’avoir des parents qui m’ont accompagnée comme ils ont pu sans jamais me renier, même dans les pires moments de ma révolte. Ils ne comprenaient pas, comment auraient-ils pu, mais ils n’ont jamais cessé de m’aimer et de me souhaiter tout le bonheur possible.

C’est grâce à eux, à leur amour, que j’ai pu réchapper à tous ces tourments. Cela a toujours été très clair pour moi, je n’ai eu qu’une seule maman, qu’un seul papa, qu’un seul pays mais dans mon cas, personne ne m’a lavé le cerveau.

Je suis peut-être l’exception qui confirme la règle. Même si au fond de moi, je reste fataliste : si j’étais restée dans mon bidonville, je serai déjà morte certainement. Mais bon, sur les milliards que l’on est sur terre, cela s’appelle la sélection naturelle.

17.00. Il faudrait que je commence à ranger, à trier. Mais comme je sais que je vais y passer la nuit et que mon courage s’est carapaté en même temps que l’effet de l’ibuprofène de contrebande que ma belle-sœur m’a refilé, je remets ça à plus tard. En l’occurrence, à vendredi car demain je vais voir Maman à l’hôpital et faire l’état des lieux de sortie de mon garde-meubles.

23.00. Ça me fait bizarre de me traîner, mon somnifère avalé, du lit de ma mère réhabilité en banquette devant la télé jusque vers mon lit dans la chambre. Bien sûr, je ne manque pas de laisser mon deuxième tibia, le valide, sur un carton qui traîne dans le passage…

Ainsi, allongée dans le noir, les yeux grands ouverts, j’essaye de ressentir la présence de ma mère qui dormait, il n’y a pas si longtemps encore, à la place exacte où je suis. Mais je ne ressens rien. J’imagine que d’avoir évacué ses affaires y est pour quelque chose.

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