JOURNAL   Saison 2

L’APERO SOCIAL

 

– Oh tu m’as apporté des cerises, c’est gentil ! Quand est-ce que je sors ?

  • Pas tout de suite, Maman, pas tout de suite.

Hier dans sa chambre d’hôpital d’une tristitude absolue. A n’en pas douter, elle sera mieux à l’EHPAD. Mais bon, son état reste trop critique pour envisager une sortie dans les jours prochains. Et ça, elle a du mal à le comprendre.

  • Je ne souffre pas, tu sais. Je suis juste extrêmement fatiguée. A mon âge, c’est normal. Mais j’en ai marre d’être là, qu’est-ce que j’étais bien chez toi ! Je peux revenir ?
Vendredi 5 juin 2020 – DECONFINEMENT J+26

Levée aux aurores bien avant la sonnerie aigrelette de mon réveil, j’ai passé la journée à trier et à ranger. Outre le sapin et ses deux cartons de déco, j’ai gardé une boîte entière de lettres et de cartes postales dont certaines remontent à mes 10 ans ! Des albums photos aussi, ma robe de mariage que je décide de filer à ma belle-sœur pour qu’elle la ‘recycle’ car je n’ai pas le cœur de la jeter.

Je ne sais pas pourquoi j’ai gardé tout ça et pourquoi je ne jette pas aujourd’hui. Je me dis que tant que ça tient dans mes placards et que je n’ai pas besoin de place… Je sais, c’est mauvais pour le feng shui mais je ne m’y résous pas.

Bref, la chambre ressemble à entrepôt de stockage, manque plus que le fenwick. Au moins, c’est rangé, je travaillerai sur l’esthétique plus tard.

Et dans l’optique d’optimiser le rangement, j’ai promené le reste de mes affaires de placards en tiroirs, de boîtes en autres boîtes pendant au moins deux heures. J’ai fini par tomber sur une toute petite boîte que je n’aurais pas dû ouvrir. J’aurais la prendre tel quel et l’enfouir au fin fond de ma grosse boîte de bidules divers tout en haut de l’étagère du placard de l’entrée.

La boîte ‘Reliques de Walter’. Et presque religieusement, j’en ai inventorié le contenu. Sa carte de visite de l’époque, la carte d’un restaurant où l’on s’était retrouvé un jour, celle de l’hôtel où je m’étais réfugiée le 17 février 2011 et où je l’avais attendu en vain, un fast-pass de Disneyland où nous avions passé un après-midi, un ticket-cadeau Passionata, la montre Chanel qu’il m’a offerte mais que je n’ai jamais pu porter car elle me faisait de l’allergie, un pendentif en forme de cœur sur un lacet de cuir noir et un fax du dessin de son tatouage, un dragon celte avec ces quelques mots écrits de sa main…

Ça m’a rendue triste et en colère à la fois. Et comme si cela ne suffisait pas, des tréfonds d’un tiroir de la salle de bains, j’ai exhumé l’Huile Sublimante à la poudre d’or que je portais… lorsque j’ai rencontré Walter. Je l’ai respirée… Oups la boulette ! Le truc à ne pas faire en ces temps d’instabilité émotionnelle. On dit bien que la mémoire olfactive est la plus puissante, la mienne m’a mise K.O. en une bouffée. Le parfum est resté intact et m’a transportée instantanément 19 ans en arrière.

Je n’ai rien pu faire pour retenir mes larmes. Rien pu faire non plus pour me forcer à tout jeter. Car c’est tout ce qu’il me reste de lui. Ça et les 265 pages du tableau de bord de notre histoire.

17.45. Vu le temps qui vire à la tempête, je consulte mes mails, voir si la soirée barbecue des voisins n’a pas été annulée. Apparemment, non. En revanche, j’ai reçu ça :

« Bonjour, 

Nous vous remercions pour votre candidature et l’intérêt que vous portez à notre agence.

Après avoir examiné votre profil, nous avons trouvé celui-ci très intéressant. Ainsi, nous souhaiterions vous rencontrer afin de discuter d’une éventuelle collaboration.

Pourriez-vous me communiquer vos disponibilités ?

En vous remerciant par avance. »

YEEPEE !!! Mon premier entretien ! Je réponds de suite puis je regarde la pendule… Bon, j’aurai une réponse lundi matin, je pense.

C’est un cabinet d’architecture franco-japonais basé à Oberkampf. Je fais quelques recherches sur leurs ouvrages et je tombe en totale admiration : la pierre douce et le bois blond, la pureté des lignes, la maîtrise de la lumière, ça me parle ! Bien sûr, mon job ne sera pas architecte, je ne suis qu’une amatrice éclairée, mais c’est toujours mieux de bosser dans un environnement que l’on admire.

J’ai une palanquée de magazines divers d’architecture et de décoration dans lesquels j’aime me replonger parfois : je me transporte littéralement dans une page, je m’imagine sur les lieux, je ressens l’atmosphère, je touche, je respire…

C’est à chaque fois un véritable voyage dont je reviens émerveillée, comme d’un week-end dans un manoir d’hôtes à Aberfeldy au cœur des Highlands. Je voyage pour 6 euros, imbattable, non ? J

Zone de texte

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Un coup d’œil sur Google Maps : 50 minutes porte à porte mais un seul métro. Un peu long, certes, mais je ne peux pas faire la fine bouche. C’est vrai qu’au début je cherchais relativement à proximité de chez moi, déjà pour éviter de passer un tiers de ma journée dans les transports mais surtout en cas de grève, pour pouvoir aller bosser à pied car le vélo et encore plus la trottinette, c’est exclu pour moi. Bah allez, ce n’est pas la mer à boire.

19.00. Je sonne à la porte de l’appart-terrasse, une bouteille de Côtes du Lot à la main, une des rescapées du restaurant. Je le connais, le voisin ‘Je golfe à Courçon’, c’est un grand amateur de bons vins. J’espère d’ailleurs qu’il y aura son Rêve de Ternac à table… Un des plus forts coups de cœur de toute ma vie de pseudo œnologue, impossible à se procurer si l’on n’est pas proprement parrainé.

La soirée se passe bien. Mon premier apéro social ! Sans masque donc, en essayant de garder nos distances les uns des autres. Pas gagné. Il y a des têtes que je connais des anciennes fêtes des voisins et puis des petits nouveaux, très sympathiques. Très jeunes aussi. Comme ils n’arrêtent pas de me vouvoyer, j’en déduis avec désolation que je fais mon âge, comme on dit. Merde.

Pour la peine, je décide de me resservir de la soupe de champagne. Je picore quelques olives et je m’incruste auprès des ‘anciens’ qui eux me tutoient d’emblée. On parle de tout, de rien, de mes déboires d’ancienne restauratrice et de cette crise sanitaire qui affectent toutes les strates de la société, on rit beaucoup aussi, bref, une bonne soirée.

Je pensais mon instinct grégaire ténu de nature, voire inexistant mais je m’aperçois qu’il est capable de caracoler joyeusement sans ouvrir en moi d’abîme de consternation. C’est agréable, au fond, de fréquenter d’autres humains.

Et rassemblés autour de l’immense table déployée sous le store aux dimensions d’une voile de catamaran, on termine la soirée doucement. C’est l’heure des confidences que l’on échange avec son voisin/voisine de fauteuil. C’est comme cela que j’apprends, par sa femme, que l’hôte de la soirée Monsieur FFP2 bah portait justement ce masque parce qu’il a été atteint par la Covid-19 et apparemment, méchamment… Dans ma tête, je me confonds en excuses pour l’avoir jugé sans savoir. Je me sens bien minable, du coup.

Alors, je prends congé de la petite assemblée et les deux hôtes de maison me raccompagnent tous les deux. Comme ils connaissent Kevin, ils ont été accablés quand ils ont eu vent de notre séparation et le sont encore plus lorsque je leur confie, sur le palier, ma vie depuis avec ma mère.

Mon émotion doit être palpable car ils me prennent tous les deux dans leurs bras. Heureusement que j’ai activé ce soir mon bouclier anti-empathie, le modèle blindé. J’espère que ça marche aussi pour le virus, s’il en reste…

Bref, cinq minutes plus tard, je suis chez moi en train de me brosser les dents. Je suis fière de moi, je ne suis pas ivre morte. C’est un fait en soi assez extraordinaire, au sens propre, pour le mentionner : au moment où j’ai senti que j’allais basculer, ce fameux moment que j’affectionnais tant avant, je suis allée remplir mon verre d’eau au robinet de la cuisine puis j’ai piqué un peu de multi-fruits dans la bouteille réservée de Monsieur Champomy.

Pourquoi ? Car j’avais très peu de route pour rentrer, à pied et en ascenseur en plus, et personne qui m’attendait pour me faire la morale… Alors oui, mon problème cardiaque. Mais non, je l’ai bel et bien décidé de façon lucide et responsable. Je suis restée digne. Très 48 ans, en fait. Re-merde.

De toute façon, rien de bon ne m’est jamais arrivé lors de mes séances d’éthylisme aigu, ni pendant et encore moins après. Ne commencerais-je pas à apprendre les leçons du passé ?…

 

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