JOURNAL   Saison 2

DECONFINEMENT DE LA CLIO

 

« Madame, Je reviens vers vous dans ce dossier qui vient de connaître une évolution. En effet, de potentiels candidats se sont manifestés tout récemment et en accord avec le juge commissaire, il a donc été décidé de leur donner un délai expirant le 19 mai 2020 à 12H00 pour formuler leur offre de rachat. Je vous tiendrai informé en cas d’offre.
Cordialement. »

Ça me laisse baba.

Vendredi 15 mai 2020 – DECONFINEMENT J+5

10.00. Pomponnée, je descends au parking. Ma Clio ronronne au premier coup de clef, brave Titine ! Je n’y ai pas touchée depuis plus de deux mois, ça me fait bizarre. Bref, je vais au restaurant donner mon jeu de clefs à la propriétaire.

Les abords du restaurant sont dans un état pitoyable, les bambous de la jardinière ont même été arrachés. Sur les vitres crasseuses, on peut voir des affiches en lambeaux A CEDER. J’avoue que cela me fait un peu mal au cœur.

Je retrouve la propriétaire et je vais pour lui montrer comment désactiver l’alarme. C’est hallucinant, je retrouve mes marques immédiatement, comme si j’avais quitté le restaurant hier : deux coups de clefs à l’envers, soulèvement de clenche puis traversée de la cuisine en dix secondes pour passer mon badge devant la centrale de l’alarme vers le bar.

Je m’attendais à être complètement dépaysée, limite une intruse mais de me retrouver dans ce décor me semble parfaitement naturel. Je regarde avec une pointe de nostalgie les verres à vin rangés au carré sur les étagères (la touche Monk), la machine à café qui clignote, le coin cosy avec ses fauteuils-club qui était souvent réservé longtemps à l’avance…

Je regarde les bouteilles qui prennent la poussière dans leur rack… Je me souviens avoir minutieusement fait la sélection des vins comme un artiste-peintre aurait choisi sa palette de couleurs. Je me souviens aussi des dégustations avec mon fournisseur, de mon enchantement quand il me faisait déguster des petits bijoux et de celui de mes clients lorsqu’à mon tour je les leur faisais découvrir…

Le vin, un fondamental de mon restaurant. Je proposais tout au verre et je changeais souvent la carte. Je crois que l’on était les seuls au monde à faire ça. Les clients adoraient, j’avais même pour projet d’organiser des ateliers-dégustation, fière de mon diplôme Wine & Spirit Education Trust.

Fière également d’avoir la passion chevillée au corps qui me prévenait de marcher dans les sentiers battus.

Après la fermeture du restaurant, on m’a demandé pourquoi je ne voulais pas me lancer car mon diplôme me permettait d’être sommelière ou d’ouvrir une cave à vins. En fait, je souhaite garder ma passion intacte et ne pas avoir à vendre des choses auxquelles je ne crois pas. De plus, j’ai tiré un gros trait sur le commerce et la restauration.

Bref, je me sauve à tire d’ailes. Presque quatre ans de ma vie à mettre à la poubelle.

14.00. En téléconsultation avec la doctoresse.

  • Je ne vois aujourd’hui que l’hôpital comme solution, docteur. Elle est extrêmement faible, elle tousse toujours, elle est de plus en plus essoufflée… Si ça se trouve, elle refait une effusion pleurale et tout le toutim ? Je n’ai pas de scanner dans mes placards et je ne sais pas faire les ponctions… Elle a peut-être aussi l’estomac et l’œsophage détraqués ? Mais je n’ai pas d’endoscope non plus. Je crois que je suis arrivée au bout de mes petits moyens.
  • Oui, je suis d’accord. Bon, là on est vendredi après-midi, je ne peux pas demander une admission pour ce soir et après c’est le week-end. Je vous propose de vous rappeler lundi première heure et on fera la demande ensemble pour une admission dans la semaine. Mais, et j’insiste, si cela se dégrade trop ce week-end, n’hésitez surtout pas à appeler les urgences car en ce moment, il y a zéro attente et elle pourra être admise dans la foulée.

Je débriefe avec Maman. Elle semble accepter l’idée… Allez zou, faut que je refasse un nouveau dossier pour l’hôpital et que je prépare sa valise. Là aussi, ce que je ressens est étrange. Je devrais pousser un énorme OUF de soulagement mais j’ai mauvaise conscience de chercher à me ‘débarrasser’ d’elle tout en sachant que c’est la meilleure solution et que je n’ai plus le choix.

Bref, même lorsqu’elle ne sera plus ici avec moi, je sais que je vais continuer à en baver.

23.00. Les squatteurs de banc sont de retour. Ils sont sous mes fenêtres depuis 19.00 avec la totale : mobylettes pétaradantes, bouteilles d’alcool, narguilés et fanfaronnades provocatrices.

Vivement l’hiver ou le prochain confinement.

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