JOURNAL   Saison 3

YANG²

– So let’s switch in English. How many other interviews did you have besides this one?

– Well… two?

Pas très fière de ce mensonge mais ils m’ont prise au dépourvu et c’est sorti comme ça. Donc, j’ai dû broder un peu et dieu sait si je suis une piètre couturière. Vu qu’ils notaient tout scrupuleusement sur leur cahier, ils vont peut-être vérifier. Bah tant pis, c’est fait.

Mercredi 10 juin 2020 – DECONFINEMENT J+31

Je ressors de ce premier entretien avec un sentiment mitigé. Pas tant sur le poste proposé que sur ma performance, pas très brillante selon moi. Mon propos n’était pas pertinent d’un bout à l’autre et manquait certainement de cohérence. J’ai aussi pas mal bafouillé et j’ai oublié de poser les questions essentielles.

Ils avaient l’air cependant intéressés par mon profil. Premièrement, parce que je sais ce qu’est le petit patronat et comment gérer un business et deuxièmement, parce qu’il y a une partie essentielle de représentation que la direction d’un restaurant m’a enseignée à n’en pas douter, selon eux.

Je me suis abstenue de leur dire que c’était justement ces deux raisons qui m’ont faite envisager un autre chemin professionnel. Gérer des salariés et porter des Louboutin, la peste et le choléra pour moi.

Bref, je marche vers le métro en ressassant tout ça dans ma tête. Je me retrouve sur le boulevard Richard-Lenoir et d’un seul coup, une grande bouffée d’angoisse me saisit. Là, je réalise où je suis. Le Bataclan n’est qu’à quelques encablures et ce boulevard montré en boucle sur BFMTV le 13 novembre 2015 se met à prendre vie en moi dans un mélange de poudre, de poussière et de sang.

Ce que je ressens est visqueux, étouffant. Je ne m’y attendais pas. Je hâte alors le pas, je me dépêche de mettre de la distance. Merde, si jamais je suis embauchée ici, j’espère que je n’aurais pas droit à cet affreux revival à chaque fois que je traverserai ce boulevard.

Je m’engouffre prestement dans le métro qui, au passage, est loin d’être l’horreur que certains m’ont décrite, c’est même pas mal du tout avec le respect de la distanciation, le port du masque par tout le monde et sans bousculades.

Quelques minutes plus tard, je me retrouve à Trinité Estienne d’Orves. Je connais bien ce quartier pour l’avoir fréquenté à raison d’une fois par semaine pendant six mois lorsque je venais faire signer mes chèques à l’administrateur judiciaire pendant le redressement du restaurant.

Bref, la brasserie qui fait l’angle dans laquelle j’ai donné rendez-vous à Andrew est fermée. C’est moche. Mais l’autre un peu plus loin est bien ouverte et a colonisé pratiquement tout le trottoir avec ses tables bistrot sur près de cent mètres. Et c’est quasiment plein.

Comme je suis heureuse de revoir Andrew ! Mon Yang ! Non pas que je sois son Yin mais parce que je suis, moi aussi, un Yang. C’est parti d’un bouquin ‘La diététique du Yin et du Yang’ que l’on a lu tous ensemble, le Scoobigang et moi il y a quelques années. Il décrit les cinq typologies d’énergie universelle et les tempéraments associés. Andrew et moi, nous nous sommes reconnus instantanément dans le Yang.

Le Yang

Le tempérament et le comportement sont de type ACTIF, PEU EMOTIF, EXTRAVERTI. Les correspondances énergétiques sont celles de l’organe du FOIE et de l’élément naturel BOIS.

Caractères physiques : bonne musculature, souvent athlétique, visage et yeux expressifs, langue sèche, mains osseuses et fermes.

Qualités possibles : enthousiasme, goût de l’effort et de la réussite, combativité, volontarisme, fiabilité, fermeté, entreprenant, imaginatif, brillant, actif, idéaliste, généreux, sportif.

Défauts éventuels : nervosité, inquiétude, entêtement, colère.

Alors oui, le Yang est masculin. Le heavy-metal et mes jurons fleuris lorsque je suis au volant qui ne font clairement pas de moi l’ambassadrice idéale du Yin, m’avaient déjà mise la puce à l’oreille. Et à vrai dire, mis à part mon tour de poitrine, il n’y a pas grand-chose de féminin chez moi. Monsieur Machin a dû se gourer au départ.

Bref, cela a évolué depuis. Je pense que dernièrement, j’ai dilué dans mon Yang un peu de Yin, voire même d’Hyper-Yin. Les défauts notamment, comme l’indécision, le bouillonnement intérieur, l’hypersensibilité, la vulnérabilité… Le bon côté des choses, c’est que je suis peut-être plus équilibrée ? Moins Monstroplante, quoi.

Donc, c’est avec une joie non-dissimulée que l’on se retrouve, Andrew et moi, et en bons dissidents, on se claque même la bise. Et installés sur notre mini-table au bord du trottoir, on se met alors à papoter à bâtons rompus. On débriefe bien sûr sur mon entretien où je lui fais part de mes doutes sur le volet représentation du poste.

– Calembredaines et billevesées ! Tu es classe !

– Peut-être mais je ne suis pas tendance !

– Bah c’est l’occasion de renouveler ta garde-robe et d’aller chez le coiffeur.

Pas ultra-convaincue, car j’aime ma coupe de cheveux apocalyptique et mes boots de pseudo motarde mais je finis par en rire et l’on passe à notre sujet préféré, celui de refaire le monde devant une pinte de blanche et trois pop-corn. Enfin, Perrier-menthe pour moi.

Et ce monde post-confinement est riche en réflexions, en interrogations, en non-sens et absurdités en tout genre, à commencer par cette terrasse où l’on est entassé sans masque à se postillonner dessus à qui mieux mieux. Surtout moi qui rit maintenant à gorge déployée aux réparties facétieuses d’Andrew.

Il a crû, par exemple, et c’est pour cela qu’il m’a boudée, que l’invitation à mon blog venait d’une certaine Anastasia, nubile ukrainienne professionnelle du montrage de seins sur internet. J’ai bien failli en cracher mon glaçon et je l’ai assuré de mon souhait de garder mon 90B bien au chaud.

Il n’a pas changé, toujours aussi fou. Ah si, il s’est mis au sport avec un coach sur internet et il mange sainement. Fini les chips et le saucisson ! Du coup, il est beau comme un camion. Ça va peut-être me motiver pour arrêter les chips une fois pour toutes…

Puis, de façon assez inattendue mais non moins bienvenue, on se fait le quart d’heure ‘on arrête de dire des conneries’ et l’on aborde les sujets sensibles, comme celui de ma mère et bien entendu, celui de leur couple, Mimine et lui.

Et ce qu’il m’apprend me remplit de joie. Ils ont réussi à dépasser leurs problèmes et sont même repartis comme en quarante ! Il m’avoue que le confinement a révélé un mal-être chez lui qui a bien failli le faire imploser en balayant tout sur son passage mais qu’il est parvenu à gérer la situation en formalisant très simplement son malaise auprès de Mimine. Et à deux, ils ont pu retrouver un nouveau souffle.

C’est bien ce qu’il m’avait semblé lorsque je les avais eus tous les deux au téléphone ces derniers temps. Autant dire que je suis littéralement ravie que mon intuition ait été la bonne. Une bonne crise de la quarantaine vaincue par knock-out sans aucun dommage collatéral. Bravo.

20.00. Dans le métro pour rentrer chez moi, je fais le point sur cet après-midi rempli de premières fois : premier métro, premier entretien, premier pot en terrasse, première revoyure d’ami… Le tout globalement très positif. Je me sens ragaillardie.

Et pour la première fois là aussi, j’ai l’impression de reprendre un peu de cette vie que j’appelle de mes vœux depuis longtemps maintenant. Une vie simple faite de petites banalités pour apaiser les meurtrissures de la précédente.

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